Dayton 1995/Afghanistan 2009 : d’un groupe de contact à l’autre

Il n’est pas inutile de relire les mémoires de Richard Holbrooke, qui représente aujourd’hui les Etats-Unis dans le "groupe de contact" sur l’Afghanistan comme il l’avait fait il y a quinze ans ans dans le dossier des Balkans. Dans un livre paru en 1998, To End a War (Random House, 1998), R.Holbrooke relatait les négociations qui conduisirent aux accords de Dayton. Article paru dans Le Monde le 18 septembre 1998. 

Les diplomates américains n’attendent pas l’âge de la retraite pour écrire leurs Mémoires et donner à la postérité la vision des événements qu’ils ont vécus. Richard Holbrooke ne se contente pas de raconter dans le détail sa mission dans les Balkans et les négociations qui, à l’automne 1995, aboutirent aux accords de Dayton. Il se met lui-même en scène et, sans aucune fausse modestie, insiste sur le rôle essentiel qu’il a joué dans le succès des négociations.

Les bombardements américains sur les positions serbes, l’offensive croate sur le terrain et le changement des missions assignées aux soldats français et britanniques avaient amené les dirigeants de Belgrade et leurs protégés serbes de Bosnie à la table des pourparlers. Dans son livre, Richard Holbrooke met surtout l’accent sur les premiers. C’est d’ailleurs une des constantes de son récit. Ce sont toujours les actions américaines qui sont décisives. Les alliés jouent des rôles d’appoint quand ils ne sont pas simplement des gêneurs. Les Européens sont regardés avec condescendance, les Français avec mépris. Richard Holbrooke ironise sur la délégation française à Dayton avec une arrogance que ne justifie pas l’agacement provoqué chez lui par les prétentions de Paris. Plus qu’une réaction épidermique, c’est une politique délibérée. Au nom de l’efficacité, le futur ambassadeur américain aux Nations unies expose sa conception de la concertation entre alliés : « Moins je passais de temps avec les Européens, écrit-il, plus ils étaient mécontents, mais plus je passais de temps avec eux, moins nous avancions ».

Il n’a certes pas tout à fait tort de reprocher aux Européens leur manque d’unité, leurs querelles dérisoires, leur incapacité à soutenir loyalement leur représentant. A peine Carl Bildt était-il nommé que les Britanniques et les Français venaient expliquer à Holbrooke qu’il ne fallait surtout pas faire confiance au Suédois pour défendre le point de vue communautaire. De là à penser que les Européens ne sont bons qu’à jouer les utilités, il y a un pas. Holbrooke le franchit sans vergogne.

Son livre n’en donne pas moins un éclairage passionnant sur les prémices et le déroulement des négociations : les présidents de trois Etats issus de la Yougoslavie enfermés pendant trois semaines dans une base aérienne américaine, à l’écart de tout, avec un haut diplomate du département d’Etat qui, de temps en temps, pour débloquer la situation, fait appel à son ministre, voire au président des Etats-Unis ; des belligérants qui ont au moins un point commun : ils sont tous les trois de mauvaise foi. Il y a toujours quelqu’un qui, le lendemain, revient sur un point qu’il a concédé la veille. Si l’adversaire accepte d’emblée une proposition, celui qui l’a avancée la retire immédiatement. C’était surtout vrai de la délégation des Musulmans bosniaques divisée, incapable de se fixer des objectifs clairs et de déterminer une stratégie, selon Richard Holbrooke qui trace un portrait peu flatteur d’Izetbegovic. Le Croate Tudjman avait obtenu très vite ce qu’il souhaitait mais, si l’on en croit Holbrooke, les Américains eurent du mal à le faire renoncer à son plan de partage de la Bosnie entre lui et Milosevic, un plan baptisé au département d’Etat « Scénario Hitler-Staline » par allusion au pacte germano-soviétique de 1939.

Comme dans toute construction dramatique, le dénouement tient du coup de théâtre : « Après vingt et un jours à Dayton, dit Richard Holbrooke, le dernier jour passé entre les barbelés [de la base aérienne] nous étions devant un échec avec seulement un délai de vingt minutes avant la clôture des négociations ». La veille pourtant, on avait bu le champagne, l’accord avait été trouvé. Le lendemain, tout était à refaire parce que les Bosniaques ne voulaient plus céder 1 % du territoire qu’ils avaient gagné à la table des négociations... Richard Holbrooke raconte comment Slobodan Milosevic débloqua la situation.

Car il y a deux personnages centraux dans ce livre : l’auteur lui-même et Milosevic. Le président serbe mériterait sans doute le qualificatif utilisé par Holbrooke à l’égard du général Mladic : « un assassin charismatique ». Mais Milosevic sait jouer de tous les registres. Brutal, charmeur, parlant parfaitement l’anglais même s’il a conservé l’accent des Balkans, intransigeant quand il peut gagner, prêt au compromis quand il craint de perdre davantage. Bien peu de ses interlocuteurs ont échappé à cette fascination. En tout cas ni Richard Holbrooke ni l’impassible secrétaire d’Etat américain : « Observant Milosevic déployer tout son charme, Warren Christopher nota que si le destin lui avait donné un autre lieu de naissance et une autre éducation, il aurait parfaitement réussi comme homme politique dans un système démocratique ». On comprend ainsi pourquoi les Occidentaux ont tant de mal au Kosovo après la Bosnie à se débarrasser de l’idée que toute solution passe par Milosevic.