De Merkel à Scholz, quelle politique russe pour l’Allemagne ?

Pour l’Allemagne, la Russie est tout à la fois un partenaire majeur en économie, un défi récurrent sur le plan stratégique et un sujet de controverse pour la politique intérieure. Le nouveau chancelier a-t-il une « politique russe » soutenue par ses alliés et compatible avec les engagements franco-allemands, notamment en matière de sanctions internationales ? Son discours du 15 décembre devant le Bundestag ressuscite une Ostpolitik à la Willy Brandt qui combine fermeté et volonté de coopérer avec Moscou

Egon Bahr, artisan de l’Ostpolitik de Willy Brandt
Caro/Bleicker/vorwärts.de

Au fil de ses quatre mandatures à la Chancellerie depuis 2005, Angela Merkel a élaboré une realpolitik russe placée sous le double signe du pragmatisme économique, voire d’un mercantilisme assumé, et de la vigilance stratégique. Elle a combiné le renforcement des liens économiques avec les entreprises russes, dont le projet Nord Stream 2 est l’incarnation la plus simple, et la solidarité avec la France pour proposer une politique de sanctions vis-à-vis de la Russie depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Son successeur sera-t-il son héritier en la matière ? Rien n’est moins sûr.

Scholz, héritier de Brandt et Schmidt ?

Le 26 septembre dernier, le résultat des élections législatives allemandes a conduit à la formation d’une nouvelle coalition parlementaire constituée du SPD, des Verts et des Libéraux. Cette « coalition feu tricolore » (Ampelkoalition) repose sur une majorité parlementaire de 416 sièges sur 725 au Bundestag face à une CDU-CSU encore puissante avec 197 sièges. Depuis, les états-majors des partis ont été à pied d’œuvre pour co-construire une ligne politique synthétisée dans un contrat de coalition. En dépit de traditions doctrinales et de perspectives internationales différentes, ce contrat a abouti à la constitution d’un nouvel exécutif pour tourner la page Merkel. La répartition des postes est essentielle : la politique russe de l’Allemagne se définira entre le SPD, qui dirigera la Chancellerie et la Défense, et les Verts, qui reprennent le portefeuille des Affaires étrangères, vingt-trois ans après Joschka Fischer, qui a durablement marqué de son empreinte l’Auswärtiges Amt jusqu’en 2005.
Ces deux partis sont fréquemment en coalition à l’échelon fédéral comme à l’échelon des Länder. Mais ils ont des héritages et des horizons géopolitiques hétérogènes et même divergents. Le nouveau chancelier, Olaf Scholz, s’inscrit dans le sillage de Willy Brandt et d’Helmut Schmidt : ces chanceliers de la Guerre froide avaient élaboré une vraie politique d’ouverture et de détente (le « changement par le rapprochement », ‘Wandel durch Annäherung’, popularisé par le conseiller politique de Willy Brandt, Egon Bahr) à l’Est de l’Allemagne. Cette Ostpolitik découlait d’une analyse réaliste de la confrontation Est-Ouest et visait un certain apaisement avec l’URSS au nom du pacifisme d’État de la RFA, ainsi que d’une volonté politique d’assumer la responsabilité historique de la RFA vis-à-vis des crimes du C (notamment vis-à-vis de la Pologne) Le nouveau chancelier est leur héritier même si le contexte géopolitique a drastiquement changé : maire de Hambourg de 2011 à 2018, il a animé le jumelage de sa municipalité hanséatique avec Saint-Pétersbourg, la ville de Vladimir Poutine. Mais il n’a pas pour autant été amené à traiter de manière importante avec les partenaires économiques russes.

L’atlantisme inattendu des Verts

À l’opposé de l’Ostpolitik, Annalena Baerbock, leader des Verts depuis 2018, a abondamment attaqué l’ouverture du gazoduc Nord Stream 2, projet poussé par l’ancien chancelier SPD Gerhard Schroeder (1998-2005), devenu membre du CA de Gazprombank, et soutenu par Angela Merkel depuis l’origine malgré les pressions des Etats-Unis et les critiques de la Pologne. Annabela Baerbok, nouvelle ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Scholz, met aujourd’hui en place une politique plus offensive vis-à-vis de la Russie. Elle vient de faire expulser deux diplomates russes après la condamnation à Berlin d’un citoyen russe pour un meurtre commandité, selon la justice, par Moscou. Ce meurtre commis en plein jour à Berlin en août 2019 constitue, selon la leader écologiste, une « atteinte grave à la souveraineté de l’État » allemand.
En outre, elle soutient la candidature de l’Ukraine pour adhérer à l’Union européenne et à l’OTAN. Quel paradoxe pour des Grünen, dont le courant ‘Fundis’ est si souvent méfiant à l’égard de l’alliance de l’Allemagne avec les États-Unis notamment sur la question des bases militaires sur le territoire allemand ! Est-ce à dire que la politique russe de la désormais ancienne chancelière sera bientôt dépassée ? Revenons brièvement sur son bilan pour en prendre la mesure.

Le bilan Merkel, ses résultats et ses ambiguïtés

Dans ses rapports avec la Russie de Poutine, Angela Merkel jouissait d’un avantage incomparable à savoir une connaissance directe de la Russie, de l’héritage soviétique et de la géopolitique de l’Europe orientale. Russophone, née en Allemagne de l’Est et formée aussi en Tchécoslovaquie, elle était très familière avec les réflexes politiques russes et les ambitions moscovites.
Grâce à cette expérience et grâce à sa longévité à la Chancellerie, Angela Merkel avait réussi à s’imposer dans le rapport de force avec Vladimir Poutine. Si elle avait poursuivi le développement des relations économiques bilatérales, elle avait adopté, à partir de 2014, une ligne dure sur l’Ukraine. Forte d’une alliance solide avec les présidents français successifs, elle avait réussi à cimenter l’Union européenne autour d’une politique de sanctions contre l’annexion de la Crimée, la guerre en Ukraine orientale et la répression politique contre les partisans d’Alexeï Navalny. Elle avait également dénoncé les ingérences politiques, l’influence négative, déstabilisante et partiale des médias russes, le piratage informatique du Bundestag ou encore le meurtre d’un ancien commandant tchétchène à Berlin. Et elle avait même accueilli Alexeï Navalny après son empoisonnement par un agent neurotoxique administré par des agents du GRU.
Mais cette fermeté n’a pas été perçue comme une hostilité en Russie, où l’exercice du pouvoir par Angela Merkel a été loué comme une période de prévisibilité et stabilité. Le politologue Dmitri Trenin, de la Carnegie Moscou, associe ces quinze années de pouvoir à trois tendances. Premièrement, la confirmation de l’orientation atlantiste de l’Allemagne. Deuxièmement, l’obtention d’une position privilégiée par l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Enfin, il constate un éloignement avec la Russie, en grande partie en raison du conflit en Ukraine, tout en gardant le contact avec elle.
On peut voir dans le merkélisme une rencontre entre un soutien au libéralisme politique en Russie et un appui constant aux intérêts mercantiles allemands, en somme une politique étrangère assez pragmatique. Angela Merkel a tenu la Russie comme un acteur international important, souhaitant une relation substantielle et stable qui devait être favorable à l’ensemble du continent – et d’abord aux milieux d’affaires allemands, très favorables à un assouplissement des sanctions (à l’image du Ost-Ausschuss der deutschen Wirtschaft, principal organe de lobbying bilatéral). Elle ne s’est pas pour autant désintéressée du sort de l’Ukraine, de la Géorgie et de la Moldavie, et de leurs aspirations européennes.

De la politique intérieure à la politique étrangère

Comment la nouvelle coalition trouvera-t-elle un point d’équilibre entre ces différentes tendances : continuité avec le « merkélisme », affirmation d’une Europe plus souveraine face à la Russie, cohésion de la nouvelle majorité et héritage de l’Ostpolitik ? Enjeu de politique intérieure pour la coalition, la relation avec la Russie est également un enjeu pour la politique étrangère de l’Allemagne.
Dans son contrat de coalition (traduit par nos amis de la revue Grand Continent), la nouvelle majorité affirme son souhait d’aller dans le sens d’une politique européenne plus souveraine. Cette dernière doit être « moins vulnérable dans des domaines stratégiques importants, tels que l’approvisionnement énergétique, la santé, les importations de matières premières et la technologie numérique, sans pour autant isoler l’Europe ». À la différence de la France, la question des forces armées et celle des programmes d’armement ne sont pas mentionnées directement dans ce document fondateur pour la mandature. Est-ce la garantie de pouvoir tenir un dialogue constructif avec la Russie dans le respect des partenaires européens (Pays baltes en particulier), dont la perception de la menace n’est pas la même pour des raisons géographiques et historiques ?
L’Ostpolitik de Willy Brandt avait pour principal acquis la reconnaissance de l’intangibilité des frontières issues de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la normalisation des relations avec l’URSS, l’intensification des relations économiques avec les pays du COMECON, et le rétablissement d’un climat de détente avec la RDA, pour ne pas fermer l’option d’une réunification. L’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre en Ukraine ont remis en cause ce premier principe westphalien. « Néanmoins, nous avons besoin d’une nouvelle Ostpolitik [politique orientale], cette fois européenne, qui tienne compte des intérêts de la Russie », expliquait Olaf Scholz en juin dernier. À défaut de pouvoir s’entendre sur des questions de sécurité à court terme, la coopération sera recherchée dans des domaines comme l’hydrogène ou la santé. Le contrat de coalition souhaite créer la possibilité de voyager sans visa de la Russie vers l’Allemagne pour des groupes cibles particulièrement importants, afin de rapprocher les sociétés civiles.
Le discours du chancelier Scholz le 15 décembre dernier a illustré la ligne ambivalente – presque macronienne – du nouveau gouvernement allemand envers la Russie. D’un côté, le chancelier s’est déclaré partisan de la fermeté face aux manœuvres militaires russes à proximité de la frontière ukrainienne. Il ne remettra donc pas en cause la politique de sanctions européennes envers la Russie. Mais, d’un autre côté, il a passé sous silence la question de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2, refusé de livrer des armes à l’Ukraine et assuré vouloir prendre en considération les intérêts russes tout en invoquant clairement la politique de Willy Brandt.

Et le couple franco-allemand ?

Alors que le contrat de coalition met en exergue la paix, les droits de l’homme, la prévention des conflits et la lutte contre le changement climatique, les relations entre l’Allemagne et la Russie constituent un défi essentiel pour la sécurité et la stabilité du continent. Une inconnue subsiste dans cette équation géopolitique : la place de la France. Les évolutions du couple franco-allemand seront déterminantes aussi pour la politique russe de l’Union européenne.
Vue de Berlin, la politique française a su enregistrer quelques résultats, notamment l’opposition à toute remise en cause des frontières. Mais les tentatives de coopération franco-russe lancées par François Hollande puis Emmanuel Macron apparaissent comme vouées à l’échec aux yeux des dirigeants allemands : en 2015, la coopération militaire au Levant n’a pas produit de résultats tangibles ; et le Dialogue de Trianon n’a pas non plus été couronné de succès, tout comme la main tendue du président français à son homologue russe est restée sans suite concrète.
En 2022, du moins au premier semestre, il reviendra essentiellement au nouveau chancelier de donner le ton dans les relations avec la Russie. La France sera en effet concentrée sur la présidence française de l’Union européenne et la campagne électorale pour la présidentielle et les législatives. Parmi les leaders européens, seul Olaf Scholz apparaîtra à Moscou comme ayant la solidité et la longévité politique suffisantes pour peser.
Entre une Ostpolitik héritée et assumée comme l’ADN social-démocrate en matière de politique étrangère, l’atlantisme renouvelé et rituel, un couple franco-allemand cimenté par les sanctions et la prise de consciences des menaces extérieures, et la prise en compte des craintes des pays baltes et de la Pologne, avec laquelle la diplomatie allemande entretient une « relation spéciale », Olaf Scholz aura la difficile tâche d’affirmer et sans doute de faire évoluer sa politique germano-russe dans ce champ de contraintes complexe. Comme pour la Chine, la difficulté sera d’arbitrer entre le poids des intérêts économiques et l’empreinte commerciale importante des entreprises allemandes en Russie et l’assertion de valeurs politiques claires (sur les droits de l’homme, le respect de l’État de droit, les ingérences politiques…). À défaut, il fera revenir son pays au statut de géant économique et de nain stratégique auquel la Chancelière l’avait arraché, avec le risque de se voir instrumentalisé par le Kremlin comme un coin planté dans son rapport à l’UE.