De Reinhold Niebuhr à Barack Obama

Dans son discours de réception du prix Nobel de la paix, Barack Obama a multiplié les références à des hommes célèbres, de Martin Luther King au Mahatma Gandhi. Un nom n’a pas été cité et pourtant ce penseur et politologue était omniprésent dans son message : Reinhold Niebuhr (1892-1971).

Interrogé bien avant son élection par David Brooks du New York Times, Barack Obama avait dit que Reinhold Niebuhr était son philosophe préféré. Pasteur, descendant d’un émigré allemand arrivé aux Etats-Unis dans la deuxième moitié du XIXè siècle, Reinhold Niebuhr est le fondateur du « réalisme chrétien », par opposition au fondamentalisme de la droite chrétienne américaine. Il a une grande influence sur la gauche du Parti démocrate dans les années 1960 et 1970, avant que les néoconservateurs ne tiennent le haut du pavé intellectuel après l’arrivée de Ronald Reagan à la présidence, et surtout avec George W. Bush.

Dans Moral Man and Immoral Society et surtout dans The Irony of the American Democracy — aucun de ses livres n’a été traduit en français —, il démythifie l’idée que l’Amérique est le lieu de manifestation du royaume de Dieu. Il insiste sur le caractère nécessairement imparfait de la recherche du Bien de la part de tout régime politique même s’il se présente en partisan de la démocratie : « La capacité de l’homme à embrasser la justice rend la démocratie possible, écrit-il. Mais l’inclinaison de l’homme pour l’injustice rend la démocratie nécessaire ». Ou encore : « les démocraties trouvent des solutions imparfaites à des problèmes insolubles. »

L’imperfection de l’homme et de la société ne pousse pas Niebuhr vers le cynisme mais vers la conscience des limites de l’action politique et en même temps vers la nécessité de travailler à améliorer une situation qui n’atteindra jamais à la perfection. A cette conception fait écho la phrase de Barack Obama dans son discours d’Oslo : « Nous n’avons pas besoin de penser que la nature humaine est parfaite pour continuer à croire que la condition humaine peut être améliorée, a-t-il déclaré. Nous n’avons pas besoin de vivre dans un monde idéalisé pour aspirer à ces idéaux. » Dans le langage de Niebuhr : « Dieu m’a donné la sérénité d’accepter les choses que je ne peux pas changer, le courage de changer celles que je peux changer, et la sagesse de connaître la différence. »

Un autre enseignement de Niebuhr se retrouve dans la rhétorique du président américain : le refus de mêler la religion au politique. C’est pourquoi un ancien conseiller de Bill Clinton à la Maison blanche, William Galston, parle à propos d’Obama de « réalisme moral » et non de « réalisme chrétien », même s’il reconnait sa dette par rapport à Reinhold Niebuhr. « La tendance à se réclamer de Dieu comme d’un allié pour nos objectifs partisans, écrivait Niebuhr, est la source de tous les fanatismes religieux ». Ce qui ne veut pas dire que la religion ne doit pas être prise en compte dans l’analyse « réaliste » des situations, à côté des éléments politiques, moraux, économiques, etc.

Enfin, l’idée que l’Amérique n’est pas le royaume de Dieu sur terre devrait être une garantie contre la prétention à conférer aux intérêts particuliers (américains, notamment) une valeur universelle. Et pourtant, la civilisation mérite d’être défendue, parfois par la force : « Il y a des situations historiques où le refus de défendre l’héritage de la civilisation aussi imparfaite soit-elle, contre la tyrannie et l’agression, peut avoir des conséquences pires même que la guerre », a dit Niebuhr qui était passé du pacifisme au soutien à la guerre contre le nazisme.

Si les Etats-Unis peuvent influencer le monde, ce n’est pas en exportant un modèle mais en se montrant exemplaire dans le respect de leurs principes, alors que, selon Niebuhr, tout pouvoir a besoin d’être contrôlé. Peter Beinart, un libéral « internationaliste », partisan de l’intervention occidentale dans les Balkans dans les années 1990 et tenté de soutenir la guerre en Irak en 2003, résumait bien cette position dans un article du New York Times : « Sachant que nous aussi pouvons être corrompus par le pouvoir, nous recherchons les limites que les empires refusent. Et sachant que la démocratie est quelque chose que nous poursuivons plutôt que quelque chose que nous incarnons, nous la faisons progresser moins en exhortant les autres qu’en combattant le mal qui est en nous. Le paradoxe de l’exceptionnalisme américain est que par la reconnaissance de nos faiblesses nous inspirons le monde ».