De l’Europe des 6 à l’Europe des 36

Après avoir refusé pendant plusieurs années la perspective de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, les 27 se disent désormais prêts à l’accueillir lorsque la guerre contre la Russie aura pris fin et que Kiev aura souscrit aux principaux critères imposés aux Etats candidats. Avec l’Ukraine, deux autres Etats de l’ancien bloc soviétique – la Moldavie et la Géorgie – devraient être également concernés. Les dates envisagées n’ont pas été fixées, même si la secrétaire d’Etat chargée de l’Europe, Laurence Boone, a parlé sur Europe 1 du « chantier de la décennie », mais le principe semble acquis. Comme l’écrit le diplomate français Maxime Lefebvre sur le site Telos, « la question n’est plus de savoir si les négociations d’adhésion vont s’ouvrir mais quand et quelles seront les conséquences de ces nouveaux élargissements ».

A ces trois nouveaux venus, qui se tournent vers l’UE pour tenter d’échapper à la tutelle de Moscou, s’ajouteront les six pays des Balkans occidentaux, dont Bruxelles a reconnu depuis longtemps la vocation à devenir membres : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Serbie. Oublions provisoirement la Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan, vient d’appeler sans succès à une reprise des discussions avec Bruxelles (cf. notre éditorial du 30 juillet). La future Union, au terme de ces processus, comprendra 36 membres – 37 avec la Turquie – contre 6 à ses débuts en 1957 puis 9 en 1973, 10 en 1981, 12 en 1986, 15 en 1995, 25 en 2004, 27 en 2007, 28 en 2013 et 27 de nouveau en 2020 avec le retrait du Royaume-Uni.

L’UE a déjà subi depuis sa naissance des changements notables, notamment après l’entrée des anciens pays communistes, mais ceux qui s’annoncent vont être particulièrement difficiles à gérer. Le visage de l’Europe peut en être transformé. Son unité pourrait aussi en être menacée. « Cela va être un gros choc pour l’Union européenne », a reconnu Laurence Boone. Rappelons les quatre conditions fixées par l’UE pour accepter de nouveaux membres : le respect de la démocratie et de l’Etat de droit, une économie de marché viable capable de soutenir la concurrence, l’adoption de l’acquis communautaire, c’est-à-dire de toutes les normes européennes en vigueur, et la capacité d’intégration de l’Union, une notion assez floue pour laisser les mains libres aux Etats.

La sécurité des Etats

Les neuf Etats avec lesquels Bruxelles s’est engagée à ouvrir des discussions sont loin de répondre à ces conditions. Mais les Européens ont choisi d’aller de l’avant dans leur politique d’élargissement et de rompre avec la démarche prudente qu’ils avaient adoptée depuis quelques années. Pourquoi cette subite accélération ? La raison principale en est, bien sûr, l’agression de la Russie contre l’Ukraine et la nécessité de venir en aide à ce pays en l’accueillant, le moment venu, dans les institutions occidentales, c’est-à-dire à la fois dans l’Otan et dans l’Union européenne, deux organisations qui garantissent la sécurité des Etats qui en font partie. L’Ukraine, mais aussi la Moldavie et la Géorgie, ont besoin de ces garanties face à Moscou. Ces adhésions ne changeront pas la face de l’Otan. Pour l’UE, c’est une autre histoire.

La construction européenne, à la différence de l’Otan, suppose un niveau élevé de cohésion et d’unité. Les Etats membres unissent leur destin dans de nombreux domaines qui dépassent le cadre d’une alliance militaire. Les 36 seront-ils capables, en dépit de leurs différences économiques, sociales, culturelles, religieuses, de rester durablement solidaires au sein d’une Europe intégrée ? La réponse ne va pas de soi. « Le projet européen pourrait s’affaiblir dangereusement », estime Maxime Lefebvre, cité plus haut. Si les 9 nouveaux candidats – les 6 des Balkans occidentaux et les issus 3 de l’ancienne URSS – rejoignent l’Union, pour la première fois les Etats venus de l’Europe de l’Est seront plus nombreux que ceux d’Europe de l’Ouest, ce qui signifie qu’ils seront majoritaires à la Commission et au Conseil.

L’Union européenne doit réfléchi sans tarder à la manière de répondre à ce défi, qui s’adresse à la fois aux Etats membres et à ceux qui aspirent à le devenir.
« Il faut à la fois que ces pays soient prêts, c’est de grosses réformes, il faut qu’on les aide, souligne Laurence Boone, mais il faut que nous, Union européenne, on soit prêt aussi. Donc ça veut dire revisiter nos politiques : est-ce qu’on va tout faire comme on fait aujourd’hui ? Sûrement pas ». La secrétaire d’Etat va jusqu’à évoquer « une petite révolution » pour mettre l’Union « en ordre de marche ». Faudra-t-il aller vers une Europe à deux vitesses ? C’est possible. Les bouleversements géostratégiques provoqués par la Russie invitent à s’interroger sur l’avenir de l’Union européenne. Même si l’échéance est encore lointaine, il serait temps d’ouvrir le débat.

Thomas Ferenczi