De l’utilité de la dissuasion

La conférence d’examen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires s’ouvre à New York, lundi 3 mai. Cette réunion qui a lieu tous les cinq ans doit durer jusqu’à la fin du mois. Elle devrait déboucher sur des propositions concernant les trois « piliers » de ce traité : le désarmement, la non-prolifération et l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Chef-adjoint du centre de planification de l’OTAN, Michael Rühle insiste, dans un article publié par la revue Rheinischer Merkur, sur l’importance de la dissuasion nucléaire. Il s’exprime à titre personnel (traduction de l’allemand : Boulevard-Extérieur).

Les visions politiques sont une chose. Elles doivent inspirer et encourager, et de cette manière, faire des disciples. Il en va ainsi de la vision du président Barack Obama d’un monde qui, à long terme, serait débarrassé des armes nucléaires. Avec son adhésion à un monde dénucléarisé Obama veut créer un climat politique favorable à un renforcement du système de non-prolifération : conclusion d’accords américano-russes pour le réduction des armements, renforcement des modalités de contrôle et de vérification par l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, mise en sécurité des matériaux fissiles, internationalisation de l’enrichissement de l’uranium, etc. La formulation d’une utopie est avant tout un moyen d’atteindre un objectif pragmatique.

Cependant la vision d’Obama a sa propre vie. Ce que le président américain a conçu comme le point de départ d’une politique pragmatique est devenu un véhicule pour des nombreux passagers clandestins de la politique de sécurité. Toute proposition de désarmement, même la plus irréaliste, se réclame maintenant de la vision d’Obama. Obama peut se présenter comme l’inventeur de cette vision, il n’en maitrise plus l’interprétation. Plus encore, sans attendre la réalisation de ce monde libéré des armes nucléaires, certains ont déjà commencé à déclarer que la dissuasion nucléaire était obsolète. La dissuasion nucléaire, dit-on maintenant, pouvait avoir été un instrument adéquat pendant la guerre froide mais dans l’ère multipolaire qui s’annonce, elle devient de plus en plus contreproductive. Elle valorise les armes nucléaires, contribue ainsi à leur prolifération et accroit le risque de leur utilisation.

Les risques d’une stratégie reposant sur la dissuasion nucléaire sont indiscutables. Mais critiquer la dissuasion ne la rend pas ipso facto obsolète. Un coup d’œil raisonnable sur le paysage de la sécurité internationale montre que la dissuasion nucléaire est loin d’avoir épuisé son potentiel. Avec la globalisation un nouveau – deuxième — siècle des armes nucléaires a depuis longtemps commencé. La fin du monde bipolaire, le progrès technique général, la croissance du commerce international et les transferts de technologie ont créé un paysage totalement nouveau. Les pièces de centrifugeuses et même des plans complets des têtes nucléaires pakistanaises ou chinoises sont disponibles au marché noir. La même chose vaut pour les missiles. Là où il y a une volonté nucléaire, là est aussi un chemin.

Le cas de l’Iran montre chaque jour combien les perspectives de détourner un régime décidé de ses ambitions nucléaires sont faibles. Sous prétexte de « droit imprescriptible » à l’utilisation pacifique de l’énergie atomique, l’Iran devient une puissance nucléaire sous les yeux de la communauté internationale. Quelles conséquences cela a-t-il pour un monde où on construit de plus en plus de centrales nucléaires et où des Etats de plus en plus nombreux maitrisent le cycle de la combustion ? Le nombre des puissances nucléaires s’accroit. Cela veut dire trois choses pour l’avenir de la dissuasion nucléaire :

Premièrement, elle reste nécessaire. Dans un monde multinucléaire, la dissuasion reste un moyen d’exclure la guerre des relations internationales. L’objection selon laquelle la dissuasion nucléaire serait sans effet sur des terroristes suicidaires, ne convainc pas. De la même manière on pourrait critiquer un médicament contre l’infarctus parce qu’il ne prévient pas le cancer !

Deuxièmement, la dissuasion « élargie » des Etats-Unis en faveur d’Etats alliés gagnera encore en importance au cours des prochaines années. C’est le seul moyen d’empêcher les voisins de l’Iran de répondre avec leur propre programme nucléaire et de créer un effet dominos au Moyen-Orient. Sinon, l’Europe se retrouverait bientôt voisine d’une région où n’importe quel conflit conventionnel porterait en lui le risque d’une escalade nucléaire. La même chose vaut pour l’Asie, où Taïwan, le Japon, la Corée du sud pourraient être tentées de devenir des puissances nucléaires, si les Etats-Unis donnaient simplement l’impression qu’ils ne prennent plus au sérieux leur devoir de protection nucléaire de leurs alliés. C’est la raison pour laquelle aucun gouvernement américain – et a fortiori le Congrès —, ne touchera pas au principe de la dissuasion « élargie ». Obama lui-même n’a laissé aucun doute que l’Amérique continuerait à s’en tenir à la dissuasion nucléaire aussi longtemps qu’il y aura des armes nucléaires dans le monde.

Troisièmement, l’évolution du contexte stratégique signifie enfin que l’OTAN doit rester une alliance nucléaire, et donc que l’Alliance ne doit s’exposer à aucun débat qui opposeraient ses membres, puissances nucléaires, et ceux qui ne le sont pas. C’est pourquoi le nouveau concept stratégique de l’OTAN, qui doit être rendu public en novembre, doit contenir une pétition de principe en faveur de la dissuasion nucléaire. Des changements dans le dispositif nucléaire de l’OTAN ne sont pas pour autant exclus. Toutefois des décisions aussi importantes pour l’avenir doivent être prises sur la base d’une sérieuse analyse de la situation politique et de sécurité, prenant en compte les évolutions globales.

Ce débat sur la sécurité est nécessaire. Il doit porter non seulement sur la dissuasion nucléaire et le contrôle des armements mais aussi sur les nouveaux moyens d’empêcher la prolifération, une nouvelle appréciation de la défense antimissiles, l’amélioration des mécanismes de vérification, le rôle des garanties de sécurité, l’efficacité des sanctions etc. L’Amérique mène ce débat. Car on sait très bine là-bas, que nonobstant la vision d’Obama, la politique internationale sera encore longtemps dominée par l’existence des armes nucléaires – et donc que les Etats-Unis devront s’en remettre à la dissuasion nucléaire.

En Europe, au contraire, la tentation est grande de prendre la vision d’Obama comme un alibi pour en finir avec la dissuasion. Mais on ne peut pas plus sortir de l’ère nucléaire qu’on ne peut sortir de la mondialisation. C’est pourquoi la dissuasion nucléaire reste, malgré ses imperfections, la seule stratégie plausible. Elle doit continuer à contribuer à contenir les relations internationales aussi longtemps que les grands conflits entre Etats ne seront pas dépassés et que la possession d’armes nucléaires ne sera pas superflue.