De la démocratie en Tunisie

Le coup de force du président Kaïs Saïed, qui a suspendu le Parlement et s’est arrogé les pleins pouvoirs, conduit à s’interroger sur l’avenir de la démocratie tunisienne, l’une des rares encore dignes de ce nom dans le monde arabo-musulman, où la quasi-totalité des révolutions démocratiques qui ont tenté de rompre, il y a dix ans, avec les despotismes ont dramatiquement échoué. La Tunisie, seule rescapée, ou presque, des « printemps arabes », restait pour les démocrates un exemple à suivre, porteur d’espoir pour tous ceux qui ne se résignent pas à subir des régimes répressifs. Le geste de Kaïs Saïed a fait naître le doute et suscite l’inquiétude. La tentation de l’autoritarisme ne va-t-elle l’emporter à Tunis comme elle s’est imposée dans les autres capitales de la région, d’Alger à Rabat, du Caire à Damas, où les mouvements de révolte ont été durement réprimés par les dictateurs en place ?

Berceau des insurrections qui ont affolé les autocrates, la petite Tunisie a longtemps résisté aux vents contraires. Après s’être débarrassée en 2011 du pouvoir personnel du président Ben Ali, elle a renoué avec la démocratie, d’abord sous la houlette du président Béji Caïd Essebsi, puis, à partir de 2019, sous celle de son successeur, Kaïd Saïed, un paisible professeur de droit élu démocratiquement à la tête de l’Etat. Quel contraste avec ses voisins ! L’Algérie demeure soumise à la férule de l’armée, sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune, après le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Le Maroc est toujours gouverné d’une main de fer par le roi Mohammed VI. La Libye paraît vouée au chaos depuis la mort de Mouammar Kadhafi. L’Egypte est placée sous la rude tutelle du maréchal Sissi depuis le coup d’Etat de 2013. Sans parler de la Syrie, dirigée par un tyran sanguinaire, le criminel Bachar Al-Assad.

La Tunisie va-t-elle prendre à son tour le chemin de la contre-révolution en renonçant, comme d’autres, à la révolution démocratique dans laquelle elle est engagée depuis dix ans ? Il faut espérer que non et que le régime d’exception instauré par Kaïs Saïed sera de courte durée. Il y a au moins deux raisons de rester optimiste, malgré l’indéniable déni de démocratie auquel le président tunisien vient de prêter la main. La première est qu’une partie de la population soutient son action et qu’elle le manifeste dans la rue par des démonstrations de joie. Beaucoup de Tunisiens rendent responsable de la crise multiforme – politique, sociale, économique, sanitaire – subie par le pays le parti islamo-conservateur Ennahda, qui domine le paysage politique et dont le chef, Rached Ghannouchi, est aussi le président du Parlement. « Je suis juste venu dire non à ce Parlement, nous ne voulons plus qu’il nous représente, il abrite des voleurs », disait un manifestant cité par Le Monde.
L’autre raison pour laquelle une dérive despotique du pouvoir présidentiel paraît évitable est la personnalité même du président tunisien, qui le distingue de ses homologues du reste du monde arabo-musulman. Cet universitaire tranquille, juriste de formation attaché à l’Etat de droit, n’appartient pas, comme la plupart d’entre eux, aux cercles militaires et policiers dont sont issus le plus souvent les apprentis dictateurs. Rien dans sa carrière ne le prédispose à jouer les putschistes. « Kaïs Saïed incarne la probité et la lutte contre la corruption, c’est un homme qui croit que tout se règle en appliquant les lois à la lettre », écrivait en 2019 l’International Crisis Group. S’il a choisi une méthode brutale pour tenter de lever les blocages qui paralysent le pays, il serait abusif de l’accuser d’un coup d’Etat, comme le font certains de ses adversaires.

La meilleure réponse que puisse apporter le président tunisien à ses détracteurs serait de rétablir au plus vite le fonctionnement normal des pouvoirs publics. Plusieurs des alliés de la Tunisie – la France, les Etats-Unis - l’y invitent d’une façon pressante. A l’intérieur du pays, le parti Ennahda lui-même appelle au dialogue et à l’apaisement. Kaïs Saïed prend son temps. Il serait bon qu’il ne tarde pas trop à dénouer le conflit. « La question et désormais de savoir s’il s’agit d’une panne passagère dans la construction chaotique mais obstinée de la démocratie tunisienne ou d’un coup d’arrêt durable donnée à cette dernière », écrit dans Le Monde l’historienne et politiste Sophie Bessis. Paraphrasant de Gaulle, Kaïs Saïed a lancé aux journalistes du New York Times : « Ce n’est pas à mon âge (63 ans) que je vais commencer une carrière de dictateur ».

Thomas Ferenczi