De la disparition de l’URSS à la réélection de Poutine

Boulevard Extérieur et la Maison Heinrich Heine ont organisé, le jeudi 8 mars à Paris, une table ronde intitulée : De la disparition de l’URSS à la réélection de Poutine : nouvelle Europe, nouvelle Russie ?, avec la participation de Reinhard Schäfers, ambassadeur d’Allemagne à Paris qui fut en poste à Moscou au début des années 1990, Andreï Gratchev, ancien porte-parole et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev au temps de la perestroïka et Sylvie Kauffmann, éditorialiste au journal Le Monde. La table ronde était animée par Daniel Vernet, président de Boulevard-Exterieur.

L’imbrication indémêlable entre la politique intérieure et la politique extérieure de l’URSS/Russie est une précieuse grille de lecture pour appréhender l’histoire de la fin de l’URSS et la situation politique actuelle après la réélection de Poutine.

Première question : que savait-on « avant », avant la fin de l’URSS ?A partir de quel moment pouvait-on raisonnablement penser que la fin était proche ? Les explications logiques ne manquent pas, surtout après coup : l’URSS était le dernier empire, tous les autres s’étaient écroulés, l’essoufflement économique était manifeste, celui d’une ambition de grande puissance militaire dans une économie de pays sous-développé. Cette économie était-elle réformable ? De toute façon, la « cassure du mythe communiste dans sa rencontre avec la réalité » (Andreï Gratchev) ne permettait plus de palier aux manques. Mais cette cassure du mythe devait-elle entraîner nécessairement l’éclatement du pays ?
Mikhaïl Gorbatchev avait pris le pari de la réforme. Il voulait transformer l’URSS en un pays démocratique et compétitif, l’ancrer en Europe, chasser les démons de la guerre froide et de son insupportable course aux armements. Sa politique extérieure d’ouverture était à ses yeux un levier essentiel. Il avait besoin de temps pour transformer la société, les mentalités moulées dans le système stalinien, la passivité. Il avait besoin de l’aide étrangère pour passer ce cap parce que l’économie était dans une situation catastrophique.
Le réformateur s’est trouvé pris entre deux feux : d’un côté les conservateurs s’appuyant sur les trois piliers traditionnels du système stalinien — le Parti, l’armée et le KGB — pour interdire toute démocratisation et toute libéralisation, de l’autre les modernistes prêts à une réforme libérale de l’économie.
Gorbatchev voulait avant tout éviter la confrontation entre les deux camps, affirme Andreï Gratchev, éviter la violence dont la Russie avait tant souffert dans toute son histoire, gagner du temps pour une évolution progressive de la société et un règlement politique. Sinon, il avait le choix entre le repli vers le passé, vers les forces traditionnelles qui avaient jusque-là maintenu le pays, les « siloviki », les ministères de force (ce que fera Poutine). Ou bien changer de camp. Il a franchi le Rubicon, s’est placé du côté de la modernité, de ceux qui aspiraient à sortir du passé soviétique.
Au printemps 1991, il lance le processus pour réformer l’Union en la transformant en confédération, en association volontaire. Les conservateurs ne le supportent pas. Ils voient en Gorbatchev l’homme qui a lâché l’Europe de l’Est, qui a laissé l’Allemagne se réunifier et l’a quittée sans tirer un seul coup de fusil, qui a bradé la victoire historique de l’Union soviétique dans la Deuxième guerre mondiale.
Mais Boris Eltsine, par ambition personnelle, l’attaque violemment et publiquement. A la télévision, en direct, il a demandé la démission de Gorbatchev en des termes très durs, rappelle Sylvie Kaufman. Après la chute du mur de Berlin en 1989, et le processus de la réunification allemande auquel Gorbatchev ne s’était pas opposé, les événements de Pologne, de Hongrie, la démission des dirigeants des pays du Pacte de Varsovie, les uns après les autres, sous la pression populaire, tout cela donnait aux Soviétiques un signal de déstabilisation. Le signal était reçu aussi par les pays baltes et dans la Caucase où se multipliaient les revendications nationalistes.
La place de la Russie en Europe
Gorbatchev a été battu en deux étapes. D’abord le coup d’Etat des conservateurs, le putsch d’août 1991, puis celui de Eltsine, en décembre, qui a marqué la fin de l’URSS. Et aussi la fin d’une certaine idée de la place de la Russie dans l’Europe.
Si pour Brejnev l’Europe idéale aurait été une Europe « finlandisée », sous influence soviétique, pour Gorbatchev c’était une Russie ou une URSS « européanisée » grâce à son association avec l’Union européenne. La politique européenne était pour Gorbatchev un levier, un instrument dans la réalisation de son projet de réforme intérieure. D’où l’idée de la « Maison commune européenne » (l’expression datait de Brejnev mais avait un autre sens), un rêve pour lequel il a obtenu le soutien de Mitterrand. Le président français l’avait exprimé sous la forme d’une Confédération européenne qui, pour lui, était aussi un moyen d’éviter que les pays de l’Europe de l’Est n’entrent de manière trop précipitée dans l’Union européenne en détruisant la patiente logique de sa construction.
La position des Occidentaux devant les ouvertures de Gorbatchev n’était pas des plus claires, rappelle Sylvie Kaufmann. On passait d’une proposition à l’autre, il y avait la Confédération européenne, pour tenir à distance les candidats à l’UE, mais aussi, chez les Américains, le Partnership for Peace. Pour résoudre la question de la nouvelle Europe, on a fait preuve de beaucoup d’imagination diplomatique dans une grande ambiguïté.
Lorsque la démission de Gorbatchev et la disparition de l’URSS ont laissé la place à la Russie et à Eltsine, la position européenne a été encore plus confuse. Eltsine était mal vu en Europe. Sa rivalité personnelle avec Gorbatchev et surtout les humiliations qu’il avait fait subir à l’interlocuteur qui avait su gagner la confiance des Occidentaux ne faisaient pas de lui un bon partenaire. François Mitterrand, comme Helmut Kohl, avaient établi avec Gorbatchev des liens désormais inutiles. Il n’était pas facile pour le chancelier allemand d’embrasser Eltsine et d’oublier Gorbatchev avec lequel il avait négocié la réunification allemande.
Qui a perdu la Russie ?
Quelle est la part de responsabilité des uns et des autres dans les malentendus qui se sont multipliés entre Russes et Occidentaux, Européens comme Américains, après la chute de l’URSS ? Pourquoi cette coopération paneuropéenne dont tout le monde rêvait ne s’est-elle pas réalisée ?
Reinhardt Schäfers estime qu’il n’y avait pas de panacée aux maux dont souffrait la Russie. La situation était catastrophique, rappelle-t-il, on envoyait, de France, d’Allemagne, des trains d’aide humanitaire… Aurions-nous dû faire plus et mieux ? L’Allemagne était occupée d’abord à assurer le départ des forces stationnées en RDA. Il y avait encore des centaines de milliers de soldats russes en territoire allemand, et il fallait non seulement financer ce coûteux retrait (quelque 16 milliards de DM, 8 milliards d’euros) mais construire des casernes et des logements en Russie même pour les accueillir. La situation intérieure de la Russie n’était pas le premier souci des Allemands.
Trois points d’histoire
Les discussions de cette soirée ont permis de préciser trois points d’histoire. Le premier concerne le programme en dix points présenté par Kohl au Bundestag, fin novembre 1989. Gorbatchev n’avait pas été mis au courant, pas plus que les dirigeants occidentaux ou le ministre allemand des affaires étrangères, Hans Dietrich Genscher. Mais l’idée de ces dix points est née dans l’entourage de Gorbatchev, à son insu, et a été soufflée à Kohl par des émissaires russes spécialistes de l’Allemagne.
Le deuxième point concerne l’engagement que les Américains auraient pris de ne pas faire avancer l’OTAN au-delà de la ligne qui séparait les deux blocs avant la réunification de l’Allemagne. Pour Andrei Gratchev, il avait été clairement dit et enregistré – mais pas écrit — que les structures militaires de l’OTAN « n’avanceraient pas d’un centimètre vers l’Est », pour ne pas modifier l’équilibre en Europe. La même idée a été confirmée à Gorbatchev dans ses entretiens avec Kohl, Mitterrand et John Major (Premier ministre britannique). La préoccupation était alors de garder l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. Les Occidentaux réussirent à convaincre Gorbatchev qu’il était aussi dans l’intérêt de Moscou d’avoir l’Allemagne dans l’Alliance atlantique plutôt qu’en électron libre entre l’Est et l’Ouest.
Bill Clinton a estimé que l’engagement de non-élargissement de l’OTAN qui avait été pris vis-à-vis de l’URSS n’était plus contraignant une fois que l’URSS avait disparu.
Le troisième point porte sur les conditions exactes de la dissolution de l’URSS. En décembre 1991, après la décision de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie de proclamer leur indépendance, Gorbatchev a décidé de démissionner du poste de président d’un pays qui n’existait plus. Il voulait annoncer sa décision le 24 décembre. Mais son conseiller Andreï Gratchev raconte lui avoir dit : « en tant que communiste, athée et orthodoxe, vous pouvez ignorer que ce soir les catholiques sont réunis en famille sous le sapin pour célébrer la veille de Noël. Vous ne pouvez pas les priver de cette fête ! » Ainsi Gorbatchev a-t-il remis au lendemain, 25 décembre 1991, l’annonce de sa démission, qui marquait la fin de l’URSS.
Le faux départ et le retour de Poutine
Après les élections du 4 mars, la question revient comme après la disparition de l’URSS : quelle sera désormais la politique extérieure de la Russie ? Assistera-t-on à une nouvelle « poutinisation » de la diplomatie russe ?
Andreï Gratchev pense à un parallèle assez inattendu entre la situation de Gorbatchev à l’époque et celle de Poutine. Gorbatchev se trouvait dans une position où son autorité et son pouvoir était contestés par une partie importante de la société. Il a perdu, la perestroïka a échoué parce que si des élections libres ont eu lieu, si la glasnost (la transparence) s’est développée et a ouvert une brèche vers la transformation politique, la base économique et sociale n’a pas suivi. Il a perdu dans les magasins vides.
La Russie connaît aujourd’hui une sorte de deuxième perestroïka. La nouvelle classe moyenne s’est développée grâce à la stabilisation menée par Poutine et grâce à la rente du pétrole et du gaz. Mais cette classe moyenne ne supporte plus un régime qui repose sur les trois piliers traditionnels du système soviétique : l’armée, la police, le KGB. Poutine risque de tomber victime d’un piège qu’il a monté lui-même, dit Gratchev. Il s’est fait élire par la partie la plus rétrograde, arriérée et conservatrice de la population, et ce n’est pas avec elle qu’il pourra avancer vers la modernisation annoncée et souhaitée par la nouvelle classe moyenne. Poutine a hérité de la vision soviétique du monde au sens économique, psychologique et nostalgique. C’est pourquoi il défend le complexe militaro industriel.
Peu d’influence sur la politique extérieure
Il ne faut pas s’attendre à de grands changements en politique extérieure. Même si Dmitri Medvedev semblait plus sensible aux valeurs occidentales, Poutine est resté le maitre du jeu au cours de ces quatre années où il n’était que le Premier ministre. Medvedev n’a pas dirigé la politique étrangère de la Russie, il n’a pas même songé à en concevoir une. Sauf peut-être en ce qui concerne la Libye. On crédite le président d’avoir décidé l’abstention au Conseil de sécurité qui a permis l’intervention occidentale contre Kadhafi. Cette décision a été critiquée par Poutine. Aujourd’hui, les Russes considèrent que c’était une erreur et qu’on ne les y reprendra plus. Au cours d’une rencontre avec des journalistes des pays du G20, Poutine a cependant fait une timide critique de Bachar el Assad, qui n’aurait pas fait à temps les réformes nécessaires, précise Sylvie Kauffmann.
Poutine a-t-il toujours du monde extérieur cette vision d’une Russie « encerclée par les démocraties » ? Menacée par la répétition des révolutions de couleur ?
Sylvie Kauffmann a observé chez l’ancien et nouveau président russe deux manières de voir : une vision traditionnelle, celle d’une Russie menacée par un monde hostile, notamment les Etats-Unis, et face auquel la Russie doit être forte pour pouvoir survivre, en développant à l’outrance le complexe militaro-industriel. Cela sent bon la guerre froide. Et puis le Poutine tentant de faire passer le message d’un leader plus policé, plus mesuré, plus diplomatique, bref réaliste et responsable.
Il est de l’intérêt des Occidentaux et en particulier des Européens d’encourager ce dernier aspect de la politique Poutine, estime l’ambassadeur Schäfers. L’Union européenne devrait développer une stratégie commune vis-à-vis de la Russie, fondée sur les intérêts réciproques. Car la Russie n’a d’autre alternative qu’une coopération avec l’Europe qui elle-même est liée à son grand voisin de l’Est par une forme d’interdépendance énergétique. Le pire, en effet, est que les pays européens se présentent à Moscou en ordre dispersé.
Cette nouvelle Russie où la jeunesse se réveille et où la société revendique le statut de partenaire du pouvoir, c’est quelque chose d’inédit. C’est pour A. Gratchev le retour sur la scène de la génération Gorbatchev. Des jeunes gens qui ne porteront pas les portraits de leur héros dans les manifestations, mais qui ont grandi dans un pays où ils n’avaient pas, dans leur conscience, la peur qui était la caractéristique de leurs parents. Une génération exposée à tous les vents de l’information grâce à la glasnost, aux frontière ouvertes ; cette génération arrive sur le devant de la scène et commence à forcer Poutine à reculer, à faire des concessions, et même s’il n’est pas allé dans les débats, il a dû descendre dans l’arène.