"La question allemande reste ouverte aussi longtemps que la porte de Brandebourg est fermée", disait il y a quelques mois M. Richard von Weizsäcker, président de la République fédérale. La porte de Brandebourg vient d’être ouverte sous la pression d’une foule calme et déterminée qui, depuis des jours, demandait inlassablement la possibilité de voyager librement, de faire trois petits tours à l’Ouest et de rentrer chez elle.
Ouverte aussi sur une décision de la direction est-allemande, prise de vitesse par un mouvement qu’elle a tenté d’abord de canaliser et auquel elle a été obligée de céder, pas à pas, pour s’être, pendant quatre décennies, figée sur la certitude qu’en socialisme comme en tout les Allemands étaient les meilleurs.
La porte de Brandebourg est ouverte, la question allemande n’est pas réglée pour autant, mais les données en ont été fondamentalement changées dans cette nuit du 9 au 10 novembre. Il était douteux que l’ébranlement provoqué en Europe de l’Est par la perestroïka de Mikhail Gorbatchev épargne la RDA.
Mais, il y a quelques semaines encore, les dirigeants ouest-allemands se demandaient comment soutenir les forces réformatrices au sein du Parti communiste est-allemand, permettant une évolution progressive à Berlin-Est et un approfondissement des relations interallemandes sans effaroucher Moscou.
C’était méconnaître le fossé infranchissable qui s’était installé entre un régime dirigé par de vieux staliniens, convaincus par les années de lutte contre Hitler qu’ils avaient toujours raison et que toute concession aux "ennemis du socialisme" se terminerait par la déconfiture complète du système.
M. Gorbatchev et ses conseillers pour les affaires allemandes faisaient une analyse diamétralement opposée ; pour eux, le refus des réformes en RDA ne pouvait qu’aboutir à une impasse, et avant même la démission de M. Honecker, ils craignaient déjà qu’il ne soit trop tard pour maintenir les changements dans les limites d’une aimable perestroïka.
Entre les deux, une population est-allemande qui est passée directement du national-socialisme au stalinisme et n’a donc connu pendant cinquante-six ans que la dictature. Mais une population formée, éduquée, nourrie à la télévision ouest-allemande et donc mieux avertie des réalités occidentales que ses voisins d’Europe centrale. Ces Allemands ont trouvé dans les Eglises protestantes le lieu de leur liberté. La comparaison avec la Pologne est tentante, mais largement fallacieuse. L’Eglise polonaise a été un refuge pour la foi des Polonais et un bastion de la résistance à l’idéologie communiste. Les Eglises protestantes ont, en RDA, retrouvé leur vocation de la Réforme ; elles ont appris aux Allemands de l’Est, qui sont loin d’avoir tous la foi, à affirmer leur liberté individuelle et leur libre arbitre face à l’Etat, et elles leur ont donné le courage de ne plus avoir peur ni des autorités ni des interdits. En ce sens la "révolution d’octobre 1989", comme ont dit à Berlin-Est, a un fondement très allemand, que regardent avec une sympathie jalouse leurs compatriotes de l’Ouest.
D’où la coloration vaguement idéaliste des revendications mises en avant par les mouvements d’opposition, le refus de Neues Forum de se transformer en parti politique pour rester une "initiative de citoyens" comme il en florissait en RFA dans les années 70 à la suite de la révolte étudiante, l’aspiration à un socialisme qui ne soit plus aux couleurs de la Prusse, mais démocratique, fraternel, solidaire...
La réunification au second plan
Les opposants de Berlin-Est ne revendiquent pas la "réunification" de l’Allemagne, mot qui pour eux comme aussi pour beaucoup d’Allemands de l’Ouest rappelle trop l’Etat bismarckien et ses suites sinistres. Lors de la manifestation de l’Alexanderplatz la semaine dernière, à aucun moment n’a jailli l’idée de l’unité allemande. Cette retenue de centaines de milliers de personnes ayant spontanément peint sur des pancartes improvisées tous les slogans de la liberté ne pouvait être dictée seulement par des considérations géostratégiques. En RDA, l’opposition ne veut pas passer à l’Ouest, elle veut changer le monde où elle vit.
L’accélération des événements va peut-être, dans les prochains jours, balayer aussi bien cette volonté que la prudence de la grande majorité de la classe politique allemande. Trois hypothèses sont maintenant envisageables : la première, c’est que l’effondrement du système socialiste se termine, à Berlin-Est, et, par contagion, dans toute l’Europe de l’Est, y compris en URSS, dans un chaos qui laisserait ressurgir tous les antagonismes sociaux et nationaux, gelés par le marxisme-léninisme, et ferait le lit de régimes musclés.
La deuxième, c’est une réunification "à chaud", que personne n’avait prévue ni vraiment voulue. On a parfois l’impression de la voir réalisée en direct. Elle conduirait à un déséquilibre en Europe, remettrait en cause les intérêts stratégiques des grandes puissances et des pays européens, bouleverserait les projets d’unification de la Communauté et pèserait lourdement sur l’économie de la RFA.
La troisième, qu’il n’est pas encore trop tard pour mettre en oeuvre, c’est l’aménagement des rapports entre les Allemands, la définition de nouvelles relations économiques, commerciales, politiques, humaines, entre les deux Etats allemands, répondant très exactement à la phrase de M. François Mitterrand au dernier sommet de Bonn : "Ce qui compte, disait le président de la République, c’est ce que veulent et ce que peuvent les Allemands".
L’instauration d’une confédération comme l’Allemagne en a souvent connue au cours de son histoire pourrait répondre à la fois aux voeux et aux possibilités. Tous les récents interlocuteurs allemands de M. Gorbatchev sont unanimes : le chef du Kremlin est prêt à admettre un changement fondamental dans la situation de l’Allemagne à condition que les intérêts stratégiques de l’URSS soient sauvegardés. Le basculement de l’Allemagne de l’Est à l’Ouest est, pour lui, inacceptable, mais pas une RDA, démocratique, liée politiquement et économiquement à la RFA, à condition que, militairement, elle reste l’alliée de Moscou. Il faut une bonne dose d’imagination pour se représenter cette éventualité, mais il en fallait tout autant pour prévoir l’histoire qui est en train de se faire sous nos yeux, et c’est une litote de dire que les Européens de l’Ouest n’en ont pas débordé.
Il n’est plus temps de se demander si l’unification de la Communauté européenne est ou non contradictoire avec l’ouverture à l’Est. La porte de Brandebourg est désormais ouverte ; il convient, de toute urgence, que l’Europe des Douze organise ses nouvelles relations avec les peuples de "l’autre Europe" et, d’abord, avec ces Allemands de l’Est qui sentent flotter un vent de démocratie pour la première fois depuis... 1933.