Des élections mal falsifiées

Aux élections législatives du dimanche 4 décembre, le parti Russie unie de Vladimir Poutine enregistre un recul significatif. Il obtient moins de 50 % des suffrages à l’issue d’un scrutin marqué par de multiples accusations de fraudes. C’est un revers pour le premier ministre, qui compte revenir au Kremlin en 2012. Russie unie a toutefois conservé sa majorité absolue en sièges, grâce à un système complexe de répartition des voix lié au mode de scrutin proportionnel. Il chute de près de 15 points par rapport aux législatives de 2007 (64,7 %). Il avait alors obtenu 315 des 450 sièges, une majorité des deux tiers qui lui permettait si nécessaire d’amender la Constitution. Le Parti communiste, principal mouvement d’opposition à la Douma, obtient 19,13 % des voix, le parti Russie juste (centre-gauche) 13,07 % (créé aussi par Poutine) et le parti libéral-démocrate (nationaliste) 11,65 %.

On appelle ça des élections… Il s’agirait plutôt en réalité d’un test de la loyauté économique et politique des agents de Poutine, expliquait récemment Vladimir Gelman, un politologue russe, à une conférence de l’Observatoire de la Russie au CERI. Ces scrutins sont en effet planifiés soigneusement, à l’échelle régionale. L’objectif de ces manœuvres était une majorité des deux tiers pour le parti officiel Russie unie. Il semble qu’il ait été raté. Si l’on pouvait penser que les grandes villes seraient plus « contestataires » puisque les partis d’opposition y sont plus visibles, on croyait que la province voterait comme on lui a appris à le faire. Il est arrivé dans certaines campagnes que le parti fasse 106 % des suffrages. Mais, comme pour le Plan qu’autrefois du temps de l’Union soviétique, on encourait à dépasser, la réalisation des prévisions demande du travail, beaucoup de travail.

Des milliers d’agents plus ou moins volontaires sont recrutés pour distribuer des tracts, coller des affiches et surtout convaincre leur entourage de voter comme il faut. Les fonctionnaires dans leurs bureaux, les employés dans leurs entreprises apprennent ce qu’il convient de faire s’ils tiennent à leur poste ou aux quelques avantages dont ils pourraient disposer. Les chevilles ouvrières de cette mobilisation sont les gouverneurs, nommés par l’exécutif. Leur rôle est essentiel dans le bon résultat des élections.

Tout ce que les gouverneurs ont entrepris avec succès dans leur province est mis au compte du parti au pouvoir, Russie Unie, et leurs subordonnés comme les électeurs, savent que s’ils ne donnent pas satisfaction en haut lieu au moment crucial où ils déposent leurs bulletins dans l’urne, s’ils ne réussissent pas cet examen-là, ils perdront leur place et la région ses subventions. Toutefois, les citoyens qui ont apprécié les réalisations de leur chef tentent parfois de les dissocier dans leur esprit du parti de Poutine, parti de plus en plus honni.

Pas les mêmes moyens pour les autres partis

La popularité en baisse de Russie unie a conduit des hommes d’affaires, des petits entrepreneurs, à se tourner vers d’autres partis, pour contester le parti de Poutine, ou pour tenter de défendre leurs intérêts de classe moyenne devant le mammouth des grandes entreprises de l’Etat. Et curieusement ces déçus du « poutinisme » semblaient vouloir se tourner souvent vers le Parti communiste. Non qu’ils en partageassent les idées, mais le parti de Ziouganov , traditionnellement le deuxième en importance à la Douma, apparait comme l’opposition la plus réelle au régime de Poutine. Le PC, qui fut celui des masses, dénonçait dans les élections de Poutine une « falsification de masse ». Le député Ivan Melnikov affirme que ses militants ont vu des « carrousels » d’étudiants transportés d’un bureau de vote à l’autre pour voter plusieurs fois, des employés d’entreprises publiques et privées instruits par leur chef de la manière dont ils devaient voter et des observateurs interdits des bureaux de vote. Le journal Moscow Time rapporte ces propos : « Ce n’étaient pas des incidents isolés, écrit-il. Nous avons constaté des violations de caractère organisé. »

Russie juste a été créée par le pouvoir, pour démultiplier les forces officielles, mais elle est passée à l’opposition et a lancé à Novossibirsk une campagne « Pour la Russie contre les Escrocs et les Voleurs », une affiche placardée sur 30 bus de la ville comme une publicité commerciale. Le célèbre blogueur Alexei Navalny a écrit en février déjà que Russie Unie est le parti des escrocs et des voleurs. On a ordonné que fussent enlevé tous ces slogans sous prétexte que cela ne pouvait être compris que comme une attaque contre le parti de Poutine. La militante de Une Russie juste Alyona Popova n’est pas sûre que donner cette explication ait été une bonne idée de la part du pouvoir.

Le parti Libéral démocratique de Russie (nationaliste) lui-même affirme que ses observateurs ont assisté à des bourrages d’urnes, ont vu des gens devant les bureaux de vote qui payaient les électeurs pour voter d’une certaine manière, et leurs observateurs eux-mêmes jetés hors de bureaux : « Nos votes sont volés par le parti au pouvoir – Russie Unie. »

Le parti libéral Iabloko n’était pas sûr d’avoir un député à la Douma – où le seuil d’entrée est de 7% des suffrages. Mais un de ses trois fondateurs, Grigori Iavlinski, considérait qu’un engagement actif dans les élections pouvait être une barrière contre les tentatives de fausser les résultats : « Si la participation est élevée, le pourcentage de falsification et de manipulation sera beaucoup plus petit. » Sergei Mitrokhine, un leader de Iabloko, ajoutait que « si vous n’allez pas au bureau de vote, vous votez – mais pas avec vos propres mains ».

Le rôle d’Internet

Aussi tous les partis d’opposition avaient-ils mis en avant le fait qu’ils se battaient d’abord pour des élections honnêtes. « Ce n’est pas une bataille entre partis, mais une bataille pour des élections équitables », dit le candidat de Iabloko à la députation Vadim Verine. Et le travail, pour eux, a consisté non à faire du porte à porte mais à tenter de surveiller le déroulement des élections. Des équipes mobiles circulant d’un bureau de vote à l’autre, une hot line pour recevoir les appels signalant les irrégularités et les problèmes, et toutes ces petites choses de la vie moderne qui font qu’il est devenu difficile de cacher au monde ce que quelques-uns voient. Le jour du vote le pouvoir a bloqué des sites internet de l’opposition. Mais des vidéos circulent qui montrent de jeunes costauds de Russie unie devant des bureaux de vote, intimidant les électeurs, des bourrages d’urne à la chaine, des dépouillements fantaisistes. On a même trouvé dans un bureau de Moscou des stylos à l’encre facilement effaçable, pour changer a posteriori les votes des électeurs.

Si le parti de Poutine n’obtient officiellement que la moitié des suffrages, la différence avec les prévisions du plan soviétique, remplies à coup de marché noir et de corruption, tient en ceci que les prévisions de votes n’ont pas suscité assez de falsification pour être réalisées.