Droits de l’homme : un anniversaire en demi-teinte

Pour le 60e anniversaire de la déclaration des droits de l’homme, le barreau de Paris a invité samedi 6 décembre des avocats de cinquante pays à se réunir à Paris pour un colloque en présence de Stéphane Hessel, ambassadeur de France, témoin et acteur des événements en 1948. Les avocats ont signé une convention rappelant leur rôle de "gardiens des libertés fondamentales" face aux excès de l’autorité publique. A l’occasion de cet anniversaire, Avocat Paris, la lettre de l’ordre des avocats parisiens, publie un dossier sur l’actualité des droits de l’Homme dans le monde. Ce dossier comporte notamment un long texte de Mary Robinson, ancien Haut Commissaire des Nations-Unies pour les Droits de l’Homme (1990-1997). Extraits.

Le monde d’aujourd’hui, bien que globalement plus prospère et plus pacifique, reste tragiquement marqué par les divisions et la peur. En 2008, la reconnaissance de la Déclaration est effectivement universelle ; tous les Etats l’ont acceptée et reconnue, et à de multiples reprises : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques compte 162 Etats parties et le Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux 159. Mais que de retard dans l’application de cette Charte internationale des droits de l’Homme ! Que de résignation et de manque de volonté politique de la part des gouvernements ! Nous connaissons un nouveau génocide, au Darfour. Dans bien des pays, les femmes et les minorités continuent à souffrir de discrimination. Des enfants sont enrôlés de force au Congo. Chaque année, au moins un million de femmes, de jeunes filles, voir même d’enfants sont impliqués par la force dans le commerce et l’esclavage sexuels. En 2008, ce sont là les cas les plus dramatiques et les plus connus de violation des droits de l’Homme, d’injustice et de violence.

Droits de l’homme : une notion de plus en plus large

Mais les droits de l’Homme, ne l’oublions pas, comprennent aussi le droit à la dignité, le droit à un niveau de vie suffisant pour assurer la santé et le bien-être de chacun, et le droit à ce que règne, sur le plan social et international, un ordre qui permette la réalisation des droits de l’Homme. En 2008, 1,4 milliard d’individus vivent encore au-dessous du seuil d’extrême pauvreté de 1 dollar par jour ; deux milliards de personnes n’ont pas accès à des médicaments essentiels ; près d’un milliard de personnes vivent sans accès à l’eau potable ; 2,5 milliards de personnes, soit près de la moitié de la population du monde en développement, vivent sans système d’assainissement ; 850 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde, dont 820 millions dans les pays en développement, en majorité des femmes et des enfants.

Depuis le lancement des manifestations organisées autour du 60ème anniversaire, mes interlocuteurs m’ont souvent demandé en quoi cet anniversaire différait du précédent, célébré en 1998, alors que j’avais le privilège d’exercer les responsabilités de Haut Commissaire des Nations Unies pour les droits de l’Homme. En 10 ans, il me semble que le paysage des droits de l’Homme a connu de profondes transformations. La première a été un formidable message d’espoir et de solidarité, la fameuse Déclaration du Millénaire (septembre 2000), qui promettait une mondialisation plus juste et plus équitable. Malheureusement, à peine la Déclaration était-elle signée que les terribles événements du 11 septembre 2001 faisaient passer les droits de l’Homme à l’arrière-plan, loin derrière la lutte antiterroriste. Les droits de l’Homme s’en sont trouvés profondément décrédibilisés. En 2008, il nous faut donc, plus que jamais, reconquérir les droits de l’Homme et relancer la lutte contre la pauvreté, y compris avec l’aide de nouveaux acteurs. Il nous faut encore faire face à de nouveaux défis qui ont des impacts bien réels sur les droits de l’Homme, tel le changement climatique.

1998-2008 : le retour d’Orwell

(…) Les droits de l’Homme ont énormément souffert en ce début de siècle. Nous sommes nombreux à y voir un lien direct avec la « guerre contre le terrorisme » qui a marqué les sept dernières années, depuis les terribles attaques du 11 septembre 2001. Dans bien des pays, cette « guerre », en définissant l’ordre et la sécurité comme les nouvelles priorités internationales et nationales, a amené des changements de vocabulaire certes subtils mais pourtant lourds de conséquences. On a vu se multiplier des euphémismes dignes d’Orwell : « interrogations forcées » au lieu de « torture » : « reddition extraordinaire » au lieu d’ « enlèvement et transport forcé » pour n’en citer que deux.

Les régimes non démocratiques ont vu là une opportunité pour poursuivre ou renforcer leurs politiques répressives. Ainsi, de nombreux pays qui ont élargi les pouvoirs des services de renseignement, renforcé les pouvoirs policiers, affaibli le rôle de la défense et allongé les périodes de garde à vue au nom de la lutte contre le terrorisme. Sous couverte de politiques de sécurité ou de lutte antiterroriste, bien des gouvernements non démocratiques ont utilisé ces nouveaux dispositifs pour combattre leurs opposants politiques et étouffer un peu plus la liberté d’opinion dans leur pays.

2008 : le retour des valeurs ?

(…) En ce soixantième anniversaire de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme, le plus grand bouleversement par rapport au cinquantième, c’est peut-être notre vision de la mondialisation. Il y a dix ans, la majorité des acteurs internationaux en avaient une conception ancrée dans le « laissez-faire », l’heure était à la prééminence des marchés, à la privatisation et à la dérégulation. 10 ans plus tard, nous connaissons, hélas, des crises multiples : changement climatique, crise alimentaire, crise économique et financière. Nous redécouvrons le besoin d’Etats qui fonctionnent et protègent les personnes, ainsi que le besoin criant d’une meilleure gouvernance internationale. Mieux encore, nous redécouvrons le besoin de valeurs et d’équité.