Elan patriotique pendant la Grande guerre

Après les purges des années 1930, la Deuxième guerre mondiale est un moment à la fois de mobilisation des musiciens, comme des autres intellectuels et artistes, et de relative liberté de création, l’élan patriotique l’emportant sur le respect des formes.

La politique n’a pas disparu avec le temps de guerre. Au contraire. Le pacte germano-soviétique de 1939 donne droit de cité en URSS à des compositeurs allemands qui étaient bannis. Des œuvres russes montrant les Allemands sous un jour négatif sont transformées pour ne pas déplaire au nouvel allié. Eisenstein monte la Walkyrie de Wagner en l’honneur des nouveaux amis allemands.

A la faveur du pacte, l’URSS étend son emprise sur des pays voisins, les Baltes notamment. Quelque temps avant la signature du pacte Molotov-Ribbentrop, le département politique de Leningrad avait demandé à Dimitri Chostakovitch une suite sur des mélodies folkloriques finlandaises, au nom de l’amitié avec ce pays. Las. Quand la composition est terminée, la Finlande qui a refusé de reculer sa frontière d’une trentaine de kilomètres, est devenue une ennemie. La suite est enterrée et ne réapparaitra qu’une soixantaine d’années plus tard.

Tout change après l’attaque allemande du dimanche 22 juin 1941 contre l’Union soviétique. Jusqu’au dernier moment, Staline n’avait pas voulu y croire. Il laissera à Molotov le soin d’annoncer la mauvaise nouvelle à la radio. Il ne prendra la parole que huit jours plus tard, commençant son adresse au peuple soviétique par cette apostrophe étrange dans un régime communiste : « Frères et sœurs ». Les musiciens sont mobilisés pour soutenir le moral des troupes. Dès le mois de juillet, l’Union des compositeurs crée une commission pour « la musique de défense ». Quarante-cinq mille artistes participeront à cette mobilisation musicale pendant les quatre années de guerre. « Il s’agissait en grande partie de musique populaire [la célèbre Plaine, ma plaine, popularisée dans le monde entier par les chœurs de l’Armée rouge], de chansons et de marche, mais on relève également que le nombre d’exécutions de musique « sérieuse » s’éleva, pour la seule année 1942, à 1871 pour Tchaïkovski, 788 pour Rimski-Korsakov, 785 pour Glinka et même Rachmaninov [qui avait été en disgrâce] avec plus de 500 exécutions », note Frans Lemaire.

En ce début d’été 1941, Chostakovitch est encore à Leningrad. Il a, dans un premier temps, refusé d’être évacué. Fin août, le siège de la ville par les Allemands commence. Il devait durer 900 jours. Chostakovitch annonce dans un message à la radio : « Je viens d’achever la partition de deux mouvements d’une grande symphonie, ma Septième ; cela veut dire que la vie dans notre cité se poursuit normalement. Plus beau sera notre art, plus il est certain qu’il ne sera jamais détruit ».

La Symphonie « Leningrad »

Replié à Kouibychev (Samara), à 900 km au sud-est de Moscou, après un bref passage par la capitale, Chostakovitch achève sa 7ème en décembre. Il la dédie « à la ville de Leningrad », et c’est sous ce nom qu’elle sera le plus connue.

D’autres musiciens sont évacués des grandes villes de l’ouest. Le Conservatoire de Moscou se retrouve dans le nord du Caucase, dans la république kabardino-balkare, peuplée en majorité de musulmans. Les mélodies du folklore local inspirent les compositeurs. Prokofiev en tire son 2ème Quatuor. La critique est horrifiée mais ce n’est rien à côté des malheurs que cette pièce connaitra après la guerre. Accusés d’avoir collaboré avec Hitler, les Kabardes seront pourchassés et tout ce qui avait un rapport même lointain avec la culture kabarde fut censuré.

Avec l’avancée des Allemands dans le Caucase du nord, les musiciens se retrouvent à Tbilissi. C’est dans la capitale de la Géorgie qu’est créée, le 12 janvier 1942, la première symphonie russe de guerre, celle de Nicolaï Miakovski, Symphonie-Ballade sur la grande guerre patriotique. Elle devance de deux mois la 7ème symphonie de Chostakovitch. La première exécution a lieu à Kouibychev le 1er mars 1942, par l’orchestre du Bolchoï sous la direction d’un ami du compositeur, Samuel Samossoud. A la fin du mois, la 7ème est jouée à Moscou dans la salle des colonnes du Palais Dolgourokov-Kryninski, qui était aussi la Maison des syndicats.

Frans Lemaire raconte comment la partition, microfilmée, fut envoyée par avion à Téhéran, puis transportée en voiture jusqu’au Caire et de là par avion vers New York, via Londres. « Le 19 juillet 1942, c’est toute l’Amérique qui l’entendit sous la baguette de Toscanini grâce aux deux mille stations de la NBC. » Consécration internationale suprême, dit Frans Lemaire, un dessin représentant Chostakovitch en uniforme de pompier [c’est ainsi qu’il a avait été mobilisé dans les premiers jours de la guerre à Leningrad] figura sur la couverture de TimeMagazine du 20 juillet 1942, avec cette légende : « Alors que les bombes explosent sur Leningrad, il entend les accords de la victoire. »

Le réalisme socialiste entre parenthèses

« Les épreuves de la guerre et les exaltations du combat se substituèrent aisément au réalisme socialiste comme source d’inspiration et rendirent ainsi inutiles et dérisoires les querelles sur le sens de la musique, écrit Frans Lemaire. Même les chaos sonores trouvaient leur légitimité dans les échos des combats. » Parmi les compositeurs soviétiques, Prokofiev est celui qui a exprimé la guerre dans toutes les formes musicales, opéra, oratorio, symphonie et même sonate pour piano. Il « semblait avoir trouvé ainsi un exutoire à ses frustrations, un sens patriotique donné à son retour en URSS au-delà des chicaneries de la bureaucratie idéologique ou des collègues malveillants ».

Pendant les deux mois d’été de 1943, Chostakovitch écrit sa 8ème symphonie dans une datcha du domaine d’Ivanovo appartenant à l’Union des compositeurs. Cette œuvre sera parfois appelée Symphonie de Stalingrad, par analogie avec la 7ème, Leningrad, par la presse anglo-saxonne, mais le siège de la ville était terminé et les Allemands commençaient à battre en retraite. La nouvelle partition se présente comme une méditation sur la guerre et même contre la guerre. Elle n’a pas les mêmes accents épiques que la précédente. Il n’y a pas de victoire pour les victimes de la guerre. Un critique parle d’une « épopée de la souffrance », une expression qui lui sera vivement reprochée quelques années plus tard quand il s’agira d’exalter la Grande guerre patriotique.

Tikhon Khrennikov, qui sera le secrétaire général de l’Union des compositeurs après son premier congrès en 1948, mènera la critique contre les « symphonistes », leur reprochant leur incapacité à répondre aux vœux démocratiques des masses populaires soviétiques. Même la 7ème symphonie de Chostakovitch, qui avait été un immense succès en URSS comme à l’étranger, ne trouvera pas grâce à ses yeux. Pour la condamner, ainsi a fortiori que la 8ème, les critiques zélés au service de la bureaucratie culturelle, déterrèrent les attaques des années 1930 contre Lady Macbeth. Résumé de Frans Lemaire : « On ne joua presque plus Chostakovitch, mais bien Khrennikov et Kabalevski. » C’était le triomphe des apparatchiks – des « ingénieurs en chef des âmes », comme disait Staline —, sur les vrais créateurs.

Ce texte a été écrit sur la base du livre de Frans Lemaire : Le destin russe et la musique. Un siècle d’histoire de la Révolution à nos jours. Fayard, 736 p., 30 €.