Embrouilles opérationnelles et paralysie européenne

La coalition qui agit au nom de la communauté internationale pour mettre en oeuvre la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies s’est mise en ordre de bataille sans programmation claire des opérations, sans objectif politique défini, sans commandement assuré. L’Europe aurait pu jouer un rôle moteur si la politique commune de sécurité et de défense n’était pas restée à l’état d’ébauche. Orion regroupe un certain nombre de spécialistes des questions stratégiques et militaires, proches de la Fondation Jean Jaurès.

La base juridique de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’ONU autorisant

l’intervention en Libye est extrêmement large. Trop, peut-être, pour réellement

encadrer les missions aériennes au-dessus de la Libye (course of actions) de façon claire

pour tous les pays participants. La résolution ne précise pas non plus l’objectif final

recherché (political end state), laissant ouverte des lectures et des interprétations

différentes, d’où toute la difficulté à consolider la coalition. Ces deux éléments ont

permis d’obtenir un consensus mou lors du vote, acquis à une voix de majorité, à la

suite d’interventions directes du président de la République auprès notamment de

l’Afrique du sud et du Nigeria.

Mais, sur le terrain, les membres de la coalition n’ont pas vraiment d’interlocuteurs,

faute de structures associatives ou politiques locales sur lesquelles s’appuyer. Le

Conseil National de Transition a certes acquis une légitimité internationale après sa

reconnaissance par la France, mais quel ancrage a-t-il sur le terrain ? Il n’y a pas non

plus d’appareil de sécurité constitué qui pourrait servir de relais aux insurgés, à

l’instar de certains pays dans lesquels la police ou l’armée jouent ce rôle. Dans cette

confusion, les membres de la coalition ne peuvent trouver actuellement le bon

chemin ni les relais adéquats pour accomplir leur mission auprès du peuple libyen.

 

UN PROBLEME DE LA PLANIFICATION DES MISSIONS

La résolution 1973 confie deux missions principales à la coalition : protéger les

populations civiles, mission définie dans le paragraphe 4 qui « autorise les Etats

membres (…) à prendre toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les

populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y

compris Benghazi, tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation

étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire

libyen » ; et imposer une zone d’exclusion aérienne conformément au paragraphe 6

de la résolution qui « décide d’interdire tous vols dans l’espace aérien de la

Jamahiriya arabe libyenne afin d’aider à protéger les civils ».

En terme de planification et de conduite des opérations, l’imposition d’une zone

d’exclusion aérienne est relativement facile à mettre en oeuvre : elle se fait sous le

contrôle tactique d’un avion radar type AWACS OTAN, français, britannique ou

américain, et présente un faible risque de méprise ou de tirs fratricides

(l’identification des aéronefs est évidente).

La protection des populations civiles est en revanche bien plus délicate à planifier.

Au-delà des missions air-sol, deux types de planifications sont possibles en vertu de

la résolution :

- une planification nationale des pays appartenant à la coalition (à l’instar du Black

Air Task Order américain en 1999 qui doublait la structure de commandement

intégré de l’OTAN lors des opérations au Kosovo) pourrait être mise en oeuvre par la

France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis et pourrait concerner, par exemple, les tirs

de missiles de croisière, les missions de reconnaissance, les vols d’avions furtifs...

- une planification coordonnée, voire intégrée entre les pays de la coalition (par

exemple au sein de l’OTAN), prévoyant des missions de destruction d’objectifs au

sol dans des zones ségréguées où la responsabilité de chaque pays pourra se

partager en fonction des règles d’engagement de chacun destinées à éviter les

dommages à des populations civiles.

Mais la mise en place d’une structure pérenne de planification s’avère complexe.

Depuis le début des opérations, le choix des cibles et les frappes sont déterminés

essentiellement par les Américains, les Français et les Britanniques via leurs centres

de commandement opérationnel respectifs.Mais les Etats-Unis souhaitent se retirer

et passer le relais. Or ni l’Europe, ni l’Alliance Atlantique, toutes deux trop divisées,

ne veulent ni ne peuvent assumer de responsabilité politique dans l’application de la

résolution 1973.

Les Etats-Unis ne souhaitent en effet pas exercer de leadership trop visible en Libye.

On peut voir dans cette prudence, outre un gage donné à un Pentagone initialement

réticent à ouvrir un autre front, la première application de la doctrine d’intervention

extérieure américaine définie en mai dernier par le président Obama dans sa National

Security Strategy. Ce document, fruit d’un long travail de réflexion et de concertation,

fixe la doctrine qu’entend désormais appliquer l’administration américaine. Comme les

doctrines passées, elle réaffirme la volonté de maintenir la primauté américaine et sa

supériorité militaire dans le monde, mais en rupture avec l’orientation unilatérale de

l’administration précédente, elle affirme que cette primauté ne pourra être préservée

qu’à travers l’action collective. Dans le nouvel ordre qui se développe, les Etats-Unis se

fixent désormais comme objectif prioritaire de construire des partenariats avec des pays

tels que la Chine, l’Inde, la Russie, le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Indonésie. Cette

nouvelle orientation, conjuguée à des critiques du Congrès et à une volonté d’Obama

de se recentrer sur des enjeux de politique intérieure à l’approche de la campagne pour

sa réélection, rend les Etats-Unis réticents à un leadership trop marqué en Libye et les

amène à vouloir passer la main.

Il sera pourtant difficile pour les Français et les Britanniques d’assurer seuls le

commandement à long terme des opérations. Ne serait-ce que pour des raisons

d’affichage et de légitimité, ils auront besoin d’élargir leur base politique, donc

d’intégrer d’autres alliés dans le commandement des opérations. Mais cette

intégration nationale se heurte à des résistances, tant techniques que politiques :

beaucoup de ces alliés, qui ont mutualisé leurs structures de planifications dans

l’OTAN, n’ont plus de moyens nationaux propres de conduite opérationnelle. Ce qui

les amène à conditionner leur participation à l’implication des structures de

commandement intégré de l’OTAN.

Or, l’implication trop forte de l’Organisation soulève d’autres objections. Les Turcs

notamment sont très réticents, refusant en grande partie le choix des cibles à

bombarder et craignant que les objectifs politiques peu clairs de l’intervention ne

conduisent à des dérives. Les Français souhaitaient également freiner une

implication trop marquée de l’OTAN qui risquerait de rappeler, auprès des

populations arabes, l’interventionnisme occidental en Irak et en Afghanistan. Cette

connotation occidentaliste de l’Organisation ne peut évidemment que se renforcer

par l’emploi de termes aussi chargés que « croisade » par des autorités…

 

DES COOPERATIONS RENFORCEES POUR L’EUROPE DE LA DEFENSE

Après de difficiles discussions, il a finalement été accepté de confier à l’OTAN la

gestion de la zone d’exclusion aérienne et le respect de l’embargo. La mission de

protection des populations civiles, en revanche, impliquant des bombardements au

sol, reste pour le moment sous commandement de la coalition. Les discussions

devraient reprendre dans les jours à venir pour aboutir à un transfert complet du

commandement. Mais à qui ?

On redécouvre là les conséquences de l’intégration dans l’OTAN et des réticences à

bâtir l’Europe de la défense : la mutualisation des structures militaires de nombreux

pays européens au sein de l’Alliance les prive de capacité d’action autonome, et des

moyens strictement européens de substitution n’existent pas. Lorsque l’OTAN est

bloquée par des divergences politiques, et faute d’alternative européenne, la

conduite coordonnée d’opérations et la construction d’une coalition s’avère bien

délicate. La crise libyenne, à bien des égards, révèle les failles béantes de l’Europe

de la défense.

Reste qu’une telle opération ne pourra rester longtemps sans structure de pilotage

bien définie, permettant notamment la relève dans la durée. Les Européens ne

semblent pas prêts à désigner une « nation-cadre » qui prendrait le commandement

et coordonnerait les opérations. A 27 (UE) comme à 28 (OTAN), les blocages sont

patents. La France se doit donc de proposer une structure ad hoc. Elle pourrait

prendre la forme d’un Groupe de contact ou d’un Comité de coalition constitué

autour de la France et du Royaume-Uni, qui serait le garant du respect du mandat

de la résolution vis-à-vis de l’ONU. La possibilité d’établir des coopérations

renforcées existe, utilisons-la pour trouver une telle solution de planification

multiple. A condition que celle-ci ne se résume pas, comme cela a trop souvent été

le cas ces derniers temps, à un couple franco-britannique qui fasse cavalier seul et

nous prive finalement du soutien européen.

La France se doit de comprendre le chemin pris par l’administration Obama, entre

le refus d’une vision idéaliste wilsonienne et le rejet de la politique des

néoconservateurs. Cette orientation avait déjà été énoncée par Obama dans son

discours d’investiture lors de la Convention nationale démocrate le 28 août 2008 à

Denver, intitulé La promesse américaine  : « la politique étrangère de Bush-McCain a

dilapidé l’héritage que des générations d’Américains – démocrates et républicains –

avaient bâti. Nous sommes ici pour le reconstruire. (…) Je veux construire de

nouveaux partenariats pour venir à bout des menaces du XXIème siècle. (…) Je veux

restaurer notre prestige moral  ». Dans ce monde dont les caractéristiques sont de

plus en plus instables et dans lequel les structures et les appuis traditionnels font

défaut, il est urgent que les Européens s’organisent et travaillent eux aussi, dans le

domaine de la défense, à bâtir « la promesse européenne  ».