En Europe, le droit à l’épreuve de la charia

En France, un mariage vient d’être annulé au motif qu’au soir du mariage, le mari s’est aperçu que son épouse n’était pas vierge. Le tribunal de Lille s’est appuyé sur l’article 180 du Code civil qui estime qu’il y a eu « erreur sur les qualités essentielles du conjoint ». Ce jugement viserait, selon certains, à introduire par la petite porte les règles de la charia dans le droit français. Ce type de débats n’est pas propre à la France. Le cas de l’Islam entraîne de nouveaux questionnements sur la laïcité un peu partout dans le monde. Les différentes communautés peuvent-elles régler leurs conflits familiaux selon leur droit religieux ?

Partout en Europe s’accumulent les indices d’un conflit entre l’appartenance religieuse et le respect du droit. En France, beaucoup de jeunes musulmans se marient religieusement sans passer au préalable par un mariage civil. Démarche illégale selon le code pénal, qui punit de six mois de prison et de 7500 euros d’amende " tout ministre du culte qui procédera, de manière habituelle, aux cérémonies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l’acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l’état civil ".

Il y a quelques mois, une polémique impliquant un couple musulman secouait l’Allemagne. L’épouse battue s’était vu refuser une procédure de divorce accélérée par une juge tenant compte du contexte culturel.

Au Danemark, un réfugié irakien est dans le collimateur de la justice danoise qui lui ordonne de divorcer d’une de ses deux femmes s’il veut rester dans le pays. L’homme s’est dit prêt à se rendre en Grande-Bretagne ou même à rentrer en Irak plutôt que se soumettre à cette injonction. Ce réfugié, qui a deux femmes et trois enfants, avait obtenu l’asile l’année dernière après avoir travaillé comme interprète pour le contingent danois en Irak.

Au Canada, le cas de l’Ontario est plus ancien, mais significatif. En 2003, un avocat à la retraite, Syed Mumtaz Ali, déclara qu’il profitait d’une nouvelle loi régionale (Arbitration Act) pour mettre en place une cour selon les règles de la charia dont l’objet serait de juger des disputes familiales de la communauté musulmane. Cette proposition provoqua une vive émotion, y compris chez certains musulmans. En septembre 2005, le premier ministre de la province décida de mettre un terme à cette expérience. Des médiateurs religieux peuvent continuer d’offrir leurs services dans le règlement des disputes, mais leurs décisions ne peuvent plus avoir d’effet légal ni être suivie par les tribunaux civils.

Le cas anglais

Récemment, les tribunaux anglais ont invalidé un « mariage arrangé » musulman, qui avait été célébré au téléphone entre Londres et le Bangladesh sans autre formalité civile. Aux yeux des familles, le mariage était valide puisque le père de la mariée avait donné son accord.

Rowan Williams, l’archevêque de Canterbury, a récemment provoqué un scandale quand il a suggéré que la loi civile britannique devait sans doute être plus accommodante avec la charia musulmane (propos prononcés en février 2008). L’archevêque de Canterbury ne réclamait pas que la « common law » britannique soit remplacée. Mais il se demandait publiquement si l’Occident pouvait éviter « l’alternative entre loyauté culturelle et loyauté nationale », entre la culture et le droit. Il se demandait publiquement si on ne pourrait pas « mettre en place des juridictions supplémentaires auxquelles les gens pourrait choisir de faire appel pour résoudre certains problèmes bien délimités ». Il ajoutait qu’il fallait circonscrire au civil (affaires matrimoniales ou familiales) les champs laissés ouverts à de telles juridictions, en précisant qu’il ne s’agissait pas de toucher au statut de la femme en Grande-Bretagne, ni bien sûr autoriser les châtiments corporels.

Les propos de Rowan Williams ont suscité une vive polémique au Royaume-Uni, et ont été condamnés par la quasi-totalité de la classe politique britannique, à commencer par le Premier ministre Gordon Brown : « les lois britanniques doivent être fondées sur les valeurs britanniques et la loi religieuse, tout en respectant les autres cultures, doit être soumise aux lois pénales et civiles britanniques ».

Pourtant, au Royaume-Uni, certaines dispositions de la charia sont déjà tolérées, et pas seulement dans le domaine financier avec les fonds islamiques de la City. Une dizaine de tribunaux islamiques existent dans le pays. Le Conseil islamique de la charia (Islamic Sharia Council) de Leyton, à l’est de Londres, est le plus important. Depuis sa création en 1982, il a traité 7000 cas de divorces en conformité avec le droit coranique. Le Conseil ne se substitue pas aux tribunaux civils, mais intervient en complément pour prononcer ou non le divorce islamique.

Le paradoxe, c’est que le principal contradicteur de l’archevêque de Canterbury est l’évêque anglican de Rochester, Michael Nazir-Ali, né au Pakistan et ancien musulman converti, qui dénonce la montée du communautarisme en Grande-Bretagne et notamment le fait que certains lieux du pays soient devenues des « zones réservées » (no-go areas) interdites aux non-Musulmans.

Le dossier est complexe, à la frontière sensible entre multiculturalisme et communautarisme. Difficile de ne pas tolérer pour l’Islam ce qu’on permet à la communauté juive, qui profite avec le Beth-Din d’une forme de juridiction civile en propre. En Grande-Bretagne, ces cours religieuses des Juifs orthodoxes ont obtenu un statut légal et la loi anglaise sur le divorce a même été aménagée en 2002 pour tenir compte de ces institutions. Si un mari juif refuse un divorce religieux à son épouse (l’empêchant ainsi de se remarier dans une synagogue), un juge civil peut désormais retarder le divorce.