En Libye, la France en tête, l’Europe à la traine

Au troisième jour des opérations aériennes sur la Libye, les ministres des affaires étrangères européens, réunis lundi 21 mars à Bruxelles, n’ont pu cacher leurs divergences sur l’intervention. L’Europe affiche une unité de façade, minée par des dissensions qui laissent mal augurer d’une politique extérieure commune.

Les opérations militaires menées en application de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies ont placé la France aux avant-postes de la communauté internationale, sur le plan diplomatique comme sur le plan militaire. Elles étaient certainement « nécessaires, légitimes et urgentes », ainsi que l’a déclaré le premier ministre britannique, David Cameron. Elles n’en soulèvent pas moins autant de questions qu’elles n’en résolvent.

Un succès de la diplomatie française

Critiquée à juste titre pendant les premières semaines des soulèvements en Tunisie et en Egypte pour sa passivité, la diplomatie française a joué un rôle moteur dans les négociations qui ont mené à la résolution du Conseil de sécurité autorisant l’usage de la force pour « protéger les populations » libyennes menacées par Kadhafi. Conformément à son tempérament, Nicolas Sarkozy a bousculé ses partenaires et les règles diplomatiques à partir du moment où il a été convaincu que la communauté internationale ne pouvait pas laisser écraser sans réagir les insurgés de Benghazi. Il a reconnu le « Conseil de transition » comme le seul représentant légitime du peuple libyen et évoqué la possibilité de « frappes ciblées », à la veille du sommet européen du vendredi 11 mars, mettant ainsi ses collègues devant le fait accompli. Cet empressement a d’ailleurs failli faire capoter l’adoption d’une déclaration européenne commune. Les Allemands, notamment, ont mis leurs réserves en sourdine contre des formulations très vagues qui n’engageaient pas l’Union européenne. Ce n’est pas la raison principale pour laquelle ils se sont abstenus au Conseil de sécurité, mais ils n’ont pas apprécié d’être une nouvelle fois bousculés par l’activisme du président de la République.

Pour Nicolas Sarkozy, il s’agissait en effet d’un double rattrapage. Il devait faire oublier la prudence manifestée en janvier et février quand les manifestants de Tunis et du Caire obtenaient les démissions de Ben Ali et de Moubarak. Jusqu’au bout, la diplomatie française a donné la fâcheuse impression de miser sur ces deux autocrates auxquels Nicolas Sarkozy avait accordé une place de choix dans son Union pour la Méditerranée (UpM).

Concernant la Libye, il devait faire oublier la réception grotesque réservée en décembre 2007 au colonel Kadhafi, qui avait planté sa tente dans les jardins de l’Hôtel de Marigny, en face du palais de l’Elysée. Kadhafi avait été également invité à participer, en juillet 2008, au sommet qui réunissait quarante-trois chefs d’Etat et de gouvernement des deux rives de la Méditerranée pour le lancement de l’UpM. Heureusement pour Nicolas Sarkozy, le dictateur libyen avait refusé. La France s’apprêtait néanmoins à conclure d’importants contrats avec la Libye, y compris la vente d’une centrale nucléaire qui, Sarkozy dixit, aurait pu être désactivée à distance depuis la France, en cas de danger.

Cette volonté de rattrapage n’explique pas tout. Dans une de ces volte-face dont il a le secret, Nicolas Sarkozy semble revenu à une conception de la politique étrangère proche de celle des néoconservateurs américains. Il retrouve les accents de la campagne électorale de 2007. Il critiquait alors le « réalisme » de ses prédécesseurs qui sacrifiaient les valeurs à des intérêts économiques. Il expliquait qu’il ne serrerait pas la main des dictateurs et il s’en prenait à Vladimir Poutine, coupable de réprimer les démocrates russes.

Deux mois après l’élection présidentielle, changement de cap. Le nouveau président vantait l’intelligence du dirigeant russe, renouait avec la Syrie de Bachir el Assad que Jacques Chirac avait mis en quarantaine et recevait Kadhafi à Paris comme récompense pour la libération des infirmières bulgares. Depuis, cette préférence pour le statu quo ne s’était guère démentie. Il y a deux mois encore, au cours d’une conférence de presse consacrée au G20, il définissait ainsi la politique étrangère de la France : ni ingérence, ni indifférence. 

La révolution libyenne est l’occasion d’un nouveau tournant. Vendredi 18 mars, alors que les premières interventions au-dessus de la Libye étaient en préparation, Nicolas Sarkozy vantait l’ingérence au nom des droits de l’homme : « La stabilité, qui était le maître mot de toute action diplomatique il y a quelques années, est-elle conforme à nos convictions profondes ? » a-t-il déclaré en inaugurant le nouveau siège de la francophonie à Paris. « Au nom de la stabilité, est-ce qu’on n’a pas condamné des peuples en Europe, au Moyen-Orient, ailleurs dans le monde, à l’injustice, au non respect des droits de l’homme, simplement parce que la stabilité tranquillisait ceux qui bénéficiaient de la démocratie ? Est-ce que nous ne devons pas nous aussi revisiter notre vocabulaire diplomatique ? (…) Toutes ces crises, je les vis plutôt comme une espérance, la nécessité de revoir nos concepts, de revisiter nos traditions, d’apporter de nouvelles idées », a-t-il ajouté. Reste à savoir si ces déclarations auront des conséquences pratiques sur la politique étrangère française, au-delà du cas libyen.

Des Européens sans Europe

Le « printemps arabe » marquera un nouveau recul de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne. Sans doute des pays européens ont-ils été à la pointe de la communauté internationale pour exiger le départ du pouvoir du colonel Kadhafi – les mêmes qui, il y a peu, voyaient en lui un partenaire acceptable – et pour demander une intervention destinée à protéger les civils. Mais l’UE en tant que telle est apparue hésitante, divisée, comme elle l’a été depuis le début du mouvement en Tunisie et en Egypte. La déclaration commune du sommet du 11 mars, arrachée de haute lutte, est plus l’expression du plus petit dénominateur commun entre les Vingt-sept que la manifestation d’une volonté partagée. Et c’est normal. Car cette volonté n’existe pas.

La division des Européens s’est manifestée lors du vote au Conseil de sécurité. L’Allemagne s’est désolidarisée de ses partenaires français et britanniques – et de ses alliés américains, pour adopter la même attitude que les Russes et les Chinois, à savoir l’abstention. En 2003, quand le chancelier Schröder avait joint sa voix à celles de Jacques Chirac et de Vladimir Poutine pour s’opposer à l’intervention américain en Irak, Angela Merkel, alors chef de l’opposition, avait critiqué cette promiscuité avec la Russie. Aujourd’hui, elle fait exactement ce qu’elle dénonçait voilà huit ans.

On connait les raisons de la position prise par la chancelière et son ministre des affaires étrangères, Guido Westerwelle, le président du parti libéral : hostilité des Allemands aux opérations militaires extérieures, proximité des élections régionales, incertitude sur l’issue de la campagne aérienne, prudence légendaire d’Angela Merkel… Les Allemands sont bien conscients que leur attitude est peu appréciée par leurs alliés. Ils s’efforcent d’en minimiser les conséquences. Ils expliquent qu’abstention vaut approbation, qu’ils acceptent que les Américains utilisent leurs bases en Allemagne pour les opérations en Libye, que la résolution 1973 représente la loi internationale et qu’ils la respectent, tout en refusant de participer… Ils sont même prêts à accroitre leur présence en Afghanistan comme gage de leur bonne volonté atlantique.

Il n’en reste pas moins qu’ils ont souligné la division de l’Europe et la difficulté pour celle-ci de parler d’une seule voix. La crise libyenne rappelle avec force qu’il y a, en Europe, seulement deux pays capables de mener des opérations militaires, la France et la Grande-Bretagne. Les autres s’abstiennent ou suivent en rechignant. La politique commune de défense est un mythe entretenu depuis des années. Elle a donné naissance à de nouvelles institutions au sein de l’Union européenne – Conseil de politique et de sécurité (COPS), comité militaire, etc. Elle attend depuis plus de dix ans d’être dotée d’unités capables de mener des opérations de maintien de la paix et d’une véritable politique commune pour les industries de l’armement. Mais elle est parfaitement inefficace.

Une fois encore, les Européens ne peuvent agir que sur une base bilatérale, entre Français et Britanniques, qui ont longtemps été séparés par leur attitude respective vis-à-vis de l’OTAN. Ce débat est dépassé. A l’automne dernier, ils ont conclu des accords qui renforcent leur coopération militaire mais qui éloignent un peu plus la perspective d’une politique européenne.

Ce n’est pas la première fois que Paris et Londres interviennent ensemble dans le monde arabe. La dernière fois, c’était en 1956 à Suez et ça s’était terminé par un repli honteux sous la double pression américaine et soviétique. Les temps ont changé. En Libye, Français et Britanniques sont leaders et ont su s’assurer du soutien des Etats-Unis.

Quels buts de guerre ?

La mission définie par la résolution 1973 du Conseil de sécurité est claire : protéger les populations civiles. C’est l’objectif officiel que se sont fixé les Etats de la coalition. C’est celui qu’ils ont mis en œuvre autour de Benghazi, en empêchant – à quelques heures près – les forces du colonel Kadhafi de s’emparer de la ville. En détruisant les infrastructures, les avions et le matériel militaire, ils privent le pouvoir libyen de la capacité de s’attaquer aux insurgés et aux civils qui les soutiennent ou les tolèrent.

Mais le ministre des affaires étrangères Alain Juppé n’a pas caché que le but était aussi de chasser le colonel Kadhafi du pouvoir même si la résolution de l’ONU n’en dit mot. La grande majorité des Etats se sont prononcés dans ce sens, y compris ceux qui critiquent l’intervention armée, comme la Russie. Comment y parvenir ?

Le porte-parole du ministère français de la défense a exclu que des frappes visent directement le colonel Kadhafi. Un « accident » est toujours possible. Si l’on écarte l’hypothèse d’une élimination délibérée, quels sont les moyens dont dispose la communauté internationale pour imposer un changement de régime à Tripoli ?

Plusieurs possibilités sont envisageables :

- prises sous les bombardements, les forces loyales à Kadhafi, qui sont souvent composées de mercenaires africains, se débandent ;

- l’intervention armée de la coalition, les sanctions et la crainte d’être déférée devant la justice internationale poussent la garde rapprochée de Kadhafi à l’abandonner ;

- le déluge de feu oblige Kadhafi à décréter et à respecter un véritable cessez-le-feu qui ouvre la voie à des négociations entre Libyens, sous les auspices de l’ONU, avec l’objectif de mettre en place un pouvoir représentatif de la population, tout en offrant à Kadhafi un exil sûr, au Venezuela par exemple ;

- si l’intervention aérienne ne vient pas à bout du régime, la coalition arme les insurgés et leur offre une couverture aérienne pour qu’ils regagnent le terrain perdu ces derniers jours, voire s’emparent de Tripoli, en comptant sur un soulèvement des populations encore sous le contrôle de Kadhafi.

Ces hypothèses ne sont pas évoquées publiquement par les pays engagés dans l’opération baptisée « aube de l’Odyssée » mais elles sont au centre des réflexions sur « le jour d’après ». La réponse n’appartient pas aux militaires mais aux dirigeants politiques.

La Libye et les autres

La Libye n’est pas le seul pays, au Moyen-Orient et au-delà, où un régime autoritaire opprime ses citoyens. Mais c’est là que la communauté internationale a décidé d’agir. Les raisons sont multiples et en ce qui concerne la France, elles ont été évoquées plus haut. Les pays arabes se sont ralliés à une intervention en Libye car beaucoup d’entre eux ont quelque chose à reprocher à Kadhafi. La Ligue arabe n’aurait sans doute pas donné son feu vert s’il s’était agi d’une autre Etat. Or son soutien, même symbolique, était une condition mise par la France et les autres Européens afin qu’une intervention contre Kadhafi n’ait pas un arrière goût néocolonial. La Ligue arabe et son secrétaire général Amr Moussa, qui aspire à être candidat à la prochaine élection présidentielle en Egypte, ont cependant adopté un jeu ambigu. Après avoir approuvé la résolution 1973, d’ailleurs coparrainée par le Liban, ils ont feint de croire qu’elle ne prévoyait que la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne et ils ont condamné les frappes.

Au Yémen, le président Saleh réprime brutalement les manifestations en faveur de la démocratisation. De même à Bahreïn où la monarchie a fait appel à l’armée de l’Arabie saoudite pour pourchasser les manifestants chiites. La communauté internationale, Etats-Unis en tête, se contente d’exhortations à ne pas employer la force et à engager le dialogue. Ces bonnes paroles restent lettre morte sans que personne ne songe à exercer une pression sérieuse sur le président yéménite ou sur la monarchie de Bahreïn.

Il est difficile de ne pas voir dans cette relative passivité l’expression d’intérêts stratégiques qui pèsent plus lourd que les valeurs démocratiques soi-disant défendues en Libye. Le Yémen est un allié des Etats-Unis dans la lutte contre Al Qaida ; Bahreïn abrite la VIème flotte américaine et entre les deux l’Arabie saoudite, dont le régime n’est pas un parangon de démocratie, est un des principaux producteurs de pétrole dans le monde. Elle compte une forte minorité chiite et craint que l’agitation chez ses deux voisins ne fasse tâche d’huile.

L’attitude vis-à-vis du régime saoudien illustre bien la politique du deux poids, deux mesures. Et comme la politique internationale n’en est pas à un paradoxe près, on voit l’Arabie saoudite soutenir, fut-ce du bout des lèvres, l’intervention internationale au secours des insurgés libyens et dans le même temps prêter main forte à la répression à Bahreïn. En 2001, dans leur zèle messianique, les néoconservateurs les plus extrémistes avaient mis en cause l’Arabie saoudite au lendemain des attentats du 11 septembre et prôné le regime change dans ce pays. Ils avaient été immédiatement chassés de leurs positions officielles par George W. Bush. La promotion de la démocratie, oui. Chez un vieil allié comme l’Arabie saoudite, non.

En dehors du Moyen-Orient, la Côté d’Ivoire est aussi un cas d’école. En novembre 2010, des élections contrôlées par l’ONU ont donné Alassane Ouattara vainqueur contre le président sortant Laurent Gbagbo. Depuis, ce dernier s’accroche au pouvoir, bien que Nicolas Sarkozy lui ait donné, voilà quatre mois déjà, 72 heures pour céder la place. Le président élu est confiné dans un hôtel d’Abidjan, gardé par les casques bleus. L’armée de Gbagbo tire sur la foule dans les quartiers populaires favorables à Ouattara. Que fait la communauté internationale ? Elle a voté des sanctions économiques qui assèchent peu à peu le système Gbagbo mais n’empêchent pas les exactions de ses sbires. Les pays africains, qui ont tous peu ou prou reconnu Alassane Ouattara comme le président légitime de la Côte d’Ivoire, multiplient les missions de médiation. Sans résultat.

L’ONU dispose de 9000 soldats sur place, qui n’interviennent pas. Le contingent français compte 900 hommes qui restent l’arme au pied pour ne pas être accusés d’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain, qui plus est une ancienne colonie.

Pendant ce temps, les avions français bombardent la Libye… Il n’est ni possible ni sans doute souhaitable d’intervenir partout où les droits de l’homme sont bafoués.