En Turquie, révolte contre le conformisme islamique

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Le « printemps turc » a de vagues ressemblances avec les « printemps arabes » de Tunisie et d’Egypte, il y a trois ans. Pourtant la place Taksim à Istanbul n’est pas la place Tahrir du Caire. Les manifestants stambouliotes qui se sont d’abord rassemblés pour protester contre la destruction d’un parc sacrifié à la spéculation immobilière, ne luttent pas contre un régime autoritaire ou dictatorial. Le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a une légitimité démocratique incontestable que ne possédaient pas les régimes de Ben Ali ou de Moubarak. Sans doute, après deux semaines de manifestations, les opposants ont élargi leurs revendications. Ils ne se contentent plus de scander quelques slogans écologistes. Ils mettent en cause Erdogan et son parti de la justice et de la prospérité (AKP) et la tendance de plus en plus affirmée du chef du gouvernement à une pratique personnelle du pouvoir.

Les dernières élections, en 2011, lui ont donné une majorité confortable au Parlement mais pas la majorité des deux tiers qu’il espérait pour changer la Constitution à son profit. Il aspire à créer un régime présidentiel et à se présenter l’année prochaine à la magistrature suprême. L’opposition politique officielle est faible. Le parti social-démocrate (CHP), qui représente les forces laïques de la société turque, a réuni à peine plus du quart des suffrages. L’institution militaire, qui se considérait comme la gardienne de l’héritage kémaliste, a été mise au pas par le gouvernement de l’AKP, avec des moyens dont la légalité n’était pas toujours évidente.

Les démocrates laïques ont eu quelque mal à s’y opposer, déchirés entre leur refus de l’islamisme et leur méfiance vis-à-vis des militaires qui se sont illustrés dans le passé par plusieurs coups d’Etat contre des gouvernements civils élus.

Sans s’avancer masqué, Recep Tayyip Erdogan a mené une politique d’islamisation à petits pas. Dans un premier temps, il s’est acquis les bonnes grâces de l’Union européenne en menant des réformes qu’on pourrait qualifier de « libérales », conformes aux demandes de Bruxelles. C’est au nom de cette « démocratisation » qu’il s’est attaqué au pouvoir des généraux. Dans le même temps, l’économie turque a connu un développement spectaculaire.

Ses adversaires laïques le soupçonnaient cependant d’avoir un « agenda caché ». Autrement dit, Recep Tayyip Erdogan aurait comme objectif ultime de transformer la Turquie en un Etat islamiste. Afin de ne pas s’aliéner le soutien de l’UE et de ne pas brusquer une société largement sécularisée depuis des décennies, il a procédé par étapes. Une sorte d’ordre moral s’est abattu sur le pays, qui a peu à peu rogné, sans les détruire complètement, les zones de liberté individuelle.

C’est contre cette islamisation larvée qui risquerait de prendre un tournant radical si Recep Tayyip Erdogan arrivait à ses fins en se faisant porter à la présidence d’un régime taillé sur mesure, que protestent les manifestants de la place Taksim et des autres grandes villes turques. Le Premier ministre souffle alternativement le chaud et le froid. Son intérêt est de trouver une sortie de la crise qui n’apparaisse pas comme une défaite de toute cette frange de la société turque réfractaire à la chape de plomb de l’islamisme, sans donner l’impression de céder à la rue. La quadrature du cercle.