En attendant la prochaine crise

Les dix-sept chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro, le président du Conseil européen, le président de la Commission et le président de la Banque centrale européenne, se sont mis d’accord, jeudi 21 juillet à Bruxelles, sur un nouveau plan d’aide à la Grèce, destiné à éviter la banqueroute du pays. La dette grecque dépasse les 150% du PIB. Avec l’aide des banques privées, du FMI et du Fonds européen de stabilisation, près de 160 milliards d’euros ont été dégagés. Les dirigeants européens évoquent un « plan Marshall » pour les pays en difficulté, en référence au plan mis au point par les Etats-Unis après la deuxième guerre mondiale pour aider à la reconstruction de l’Europe dévastée

Les compromis trouvés par les Européens sont de plus en plus complexes pour que chacun ait l’impression d’y trouver son compte, les techniques financières de plus en plus sophistiquées pour diminuer le fardeau de la dette sans créer un « événement de crédit » qui nuirait à la crédibilité de toute la zone euro. Jeudi à Bruxelles, les dirigeants des dix sept pays de l’eurogroupe ont de nouveau réussi la quadrature du cercle. Les précédents incitent cependant à un certain scepticisme concernant la longévité de ces nouveaux mécanismes. A chaque fois certes, les responsables vont plus loin dans la solidarité européenne, après avoir juré leurs grands dieux qu’il n’était pas question de « récompenser » les élèves dispendieux ou tricheurs. Malgré les sommes en jeu – 1260 milliards d’euro pour ce deuxième « paquet », après un premier « paquet » de 100 milliards —, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’abord d’apaiser les marchés, de gagner du temps en espérant qu’on pourra encore éluder les problèmes fondamentaux.

Ceux-ci sont de deux ordres. Ils concernent d’une part la Grèce elle-même, d’autre par l’Union européenne dans son ensemble.

Une révolution culturelle

Pour la Grèce, l’allègement de la dette, que ce soit par une baisse des taux d’intérêt, de l’allongement des remboursements ou d’une réduction des encours, est le bienvenu. Il permettra au budget national de réduire le service de la dette et donc de réduire le déficit public. Mais il ne résout pas la question à laquelle se heurte le pays depuis son entrée dans la zone euro en 2002 : le manque de compétitivité de l’économie. Le « plan Marshall » annoncé à Bruxelles, ce que le premier ministre George Papandréou a appelé un « plan grec pour la croissance », va dans la bonne direction. La condition, c’est qu’Athènes fasse bon usage des fonds qui lui seront alloués : investissements dans les infrastructures, aide à l’innovation par exemple dans l’énergie solaire, restructuration des secteurs les plus retardataires, etc. Si une partie des fonds est gaspillée en pots de vin pour quelques intermédiaires douteux ou pour le financement politique, l’initiative sera sans effet. Car ce qui a manqué à la Grèce au cours des trois décennies de son appartenance aux institutions européennes, ce ne sont pas les aides. Elle a reçu l’équivalent de 240 milliards d’euros en trente ans, soit un an de PIB. Elle a été le pays qui a reçu le plus de fonds européens par habitant, parmi les « anciens » membres de l’UE. Les réformes sans lesquelles il est vain d’espérer un redémarrage de l’économie, après plusieurs années de récession, ne peuvent pas se limiter à des coupes claires dans les dépenses – sociales, notamment —, à des économies qui touchent d’abord les catégories les plus faibles. Elles doivent mettre fin à toutes les mauvaises habitudes de corruption, de clientélisme, de fraude fiscale ainsi qu’aux pratiques malthusiennes qui protègent artificiellement certaines professions (on ne compte pas moins de 136 métiers « fermés ») et qui découragent l’esprit d’entreprise. Bref, une véritable révolution culturelle.

Encore la gouvernance économique

Pour l’Union européenne, il ne suffit pas colmater une brèche en espérant que d’autres ne s’ouvriront pas à court terme. La question du gouvernement de la zone euro est posée. La réponse est une fois encore différée. Nicolas Sarkozy a promis que la France et l’Allemagne feraient des propositions au cours de l’été. Il s’est félicité que le concept de gouvernement économique européen ait fait son chemin. Il y a vingt ans, au moment des négociations du traité de Maastricht, l’Allemagne y était farouchement opposée. Voilà un peu plus d’un an qu’Angela Merkel, du bout des lèvres, en a accepté l’idée. Concrètement aucun progrès n’a été fait. Jean-Claude Trichet a suggéré la création d’un poste de ministre des finances européen. Ce serait un pas vers une forme de fédéralisme monétaire et financier. Jean-Claude Trichet sait de quoi il parle. Il a présidé pendant quinze ans la seule institution véritablement fédérale de l’UE, la Banque centrale, qui souffre d’être seule de son espèce au milieu d’un univers intergouvernemental. L’intergouvernemental n’est pas un mal en soi, mais il reflète plus les équilibres entre intérêts nationaux souvent contradictoires qu’un intérêt commun européen. En annonçant des propositions « pour l’été », Angela Merkel et Nicolas Sarkozy soulignent, s’il en était besoin, qu’ils ne sont pas (pas encore ?) d’accord.

Les partisans de l’intégration européenne qui tablaient sur la seule existence de l’euro pour forcer les plus récalcitrants des Etats membres à avancer sur la voie du fédéralisme, se sont trompés. Il n’y a pas de fatalité en matière politique. Sans la volonté de quelques dirigeants, les mécanismes les plus ingénieux sont inefficaces. La crise grecque est une crise de l’euro qui est une crise de l’Europe. Le traité de Lisbonne a satisfait les revendications minimales des Etats, notamment des « grands » soucieux de conserver un veto implicite sur toutes les grandes décisions européennes. Il est bien en deçà des propositions de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, dont les ambitions avaient pourtant été rognées par les gouvernements nationaux.

Si la Constitution européenne avait été adoptée en 2005, rien ne dit que la crise grecque n’aurait pas éclaté. Mais l’Union disposerait d’instruments qui lui auraient – peut-être – permis d’y faire face dans de meilleures conditions. La crise est une occasion de convaincre les plus frileux. En repoussant à l’automne, puis à la fin de l’année, les propositions annoncées par Nicolas Sarkozy comme « courageuses », on risque de perdre ce sens de l’urgence et d’ajourner encore les décisions. En attendant la prochaine crise… grecque ou italienne.