Entre succès passés et défis à venir

La Pologne face à la crise en Europe : sur ce thème, de nombreux experts se sont interrogés, à l’occasion d’un récent colloque organisé par la Société historique et littéraire polonaise et l’ Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), sur les raisons de la réussite économique pendant la récente période de crise généralisée qu’a connue le reste du continent.

La question était de savoir si ce succès était dû à une bonne gestion du pays, au hasard ou à d’autres facteurs. Les intervenants ont notamment évoqué la crise de gouvernance franco-allemande, ainsi que la crise d’identité européenne. Ils ont comparé l’Union européenne avec une autre zone d’intégration économique connue, l’ASEAN en Asie du Sud Est, en notant que les disparités européennes étaient bien moindres. Il a été question du manque croissant d’espoir et de confiance dans le projet européen. Les élections européennes, a-t-on souligné, mettent en évidence des mouvements "anti-Europe".

L’ambassadeur de Pologne en France, Tomasz Orlowski, a rappelé que son pays a radicalement changé de régime il y a vingt-cinq ans, soit le temps d’une génération. Ce retour à l’Occident s’est accompagné d’une forte amélioration de la situation économique. Le salaire moyen a progressé et le chômage diminué depuis le début des années 1990. Les résultats ont été bien meilleurs en Pologne, selon M. Orlowski, que dans d’autres pays comparables tels que la Hongrie ou la République tchèque. En dix ans, la Pologne est devenue un des "grands" de l’Union européenne.

A plusieurs points de vue on pourrait considérer que la Pologne n’a pas connu une telle prospérité économique depuis cinq cents ans. Ce passage réussi d’une économie planifiée à une économie de marché est beaucoup dû, comme l’a souligné M. Orlowski, aux "leaders" politiques de la transition post-Solidarité.

Hommage à Tadeusz Mazowiecki

Hommage a été rendu à l’ancien premier ministre Tadeusz Mazowiecki, disparu en octobre 2013, qui fut, de 1989 à 1991, le premier chef de gouvernement non communiste dans un pays de la zone soviétique. Lui et d’autres autour de lui (dont M. Leszek Balczerowicz) ont été intransigeants en mettant en place des institutions fortes (Banque Centrale, Bourse, système bancaire concentré sur le financement des entreprises, etc.) et indépendantes des factions politiques. Ils ont aussi fait preuve d’un courage désintéressé pour décider des mesures ambitieuses sur le plan social et politique.

Un système bancaire solide et rentable a été créé. Son absence de « sophistication » a permis d’éviter les dérives qui ont conduit ailleurs aux problèmes de "subprimes ». Deux des participants, Jerzy Osiatynski, conseiller économique auprès du président de la République de Pologne, et Joachim Bitterlich, ancien conseiller diplomatique du chancelier Helmut Kohl, ont insisté sur la liberté de la politique monétaire de la Pologne, pas encore dans l’euro.

La transition des années 1990 a été accompagnée d’une décentralisation institutionnelle bien organisée, avec une délégation des pouvoirs et des budgets aux municipalités et aux régions. Les équipes Mazowiecki, souvent issues des milieux universitaires, avaient pu observer de première main les inconvénients d’une planification centrale conduisant à toutes sortes d’abus et d’excès. La Pologne a aussi bénéficié d’une population relativement bien éduquée prête à accepter des rémunérations modérées au service de l’intérêt général, aussi bien dans la fonction publique que dans la classe entrepreneuriale. Cette nouvelle infrastructure décentralisée et ouverte a stimulé la création de PME dans plusieurs secteurs (agro-alimentaire, laiterie, construction, machinerie, menuiserie, etc.).

2014, un tournant ?

2014 pourrait marquer un tournant dans l’histoire de l’économie polonaise. L’élan qu’elle a connu depuis une vingtaine d’années est-il en train de s’essouffler ? Comment préparer l’avenir ? La proximité et les liens commerciaux de la Pologne avec l’Allemagne jouent un rôle important. En Allemagne, dans certains milieux (chambres de commerce, etc.), on dit : "regardez du côté de Varsovie, et non de Paris". Des défis stratégiques apparaissent, comme l’innovation par la recherche et le développement, l’infrastructure (pas seulement autoroutière, mais aussi ferroviaire et énergétique), l’attractivité (label "Pologne"). Comment stimuler l’investissement dans ces secteurs clés ? Il ne faudrait pas que les doutes induits par une démographie négative ou par le scepticisme voire le pessimisme européens conduisent à remettre en cause les facteurs positifs du développement polonais.

En matière énergétique, la Pologne doit faire évoluer sa dépendance au charbon. De façon générale les équipements charbonniers ont plus de trente ans. Comment avancer sur le nucléaire ? L’exemple allemand n’est pas nécessairement le bon. Le gaz de schiste présente des opportunités. Quelles en sont la faisabilité technique et les implications environnementales ?

En plus de la flexibilité des taux de changes et d’une régulation financière prudentielle efficace, la Pologne s’est distinguée par une bonne absorption des fonds structurels européens dans une économie équilibrée. Quand rejoindra-t-elle la zone euro conformément aux obligations du traité européen ? Changera-t-elle la date actuellement prévue du 1er janvier 2019 ? Comment assurer une éducation adaptée aux besoins de l’économie ? Mr. Grzegorz Kolodko, ancien vice-Premier ministre et ancien ministre des Finances, a suggéré qu’il fallait plus d’ingénieurs et moins de MBA. Il faut assurer la cohérence d’ensemble des réformes. Il a aussi évoqué les tendances démographiques négatives, le manque de compétitivité de certains secteurs, ainsi qu’un déficit démocratique, dû à un processus politique loin des meilleures pratiques. 

Selon Jean-Pierre Pagé, qui dirige le Tableau de bord annuel de l’Europe centrale et orientale, et de l’Eurasie publié au CERI, la politique de croissance menée par la Pologne ces dernières années est un bon exemple de ce qui aurait pu se faire dans toute l’Europe. Plutôt que des politiques d’austérité ("thérapies de choc" en Pologne dans les années 1990) qui peuvent être nuisibles, des politiques de relance et de croissance du même type que celles de la France de l’après-guerre auraient été préférables. Peut-être que la clé du succès vient de l’alternance rapide, « thérapie de choc » suivie par une politique de relance. 

M. Andzej Kozminski (président de l’Académie Leon Kozminski à Varsovie) a défini certains des défis de la Pologne au sein de l’UE. Les niveaux d’optimisme et de satisfaction en Pologne sont parmi les plus élevés en Europe. Les inégalités se réduisent. La croissance du PIB est un indicateur imparfait. La Pologne est passée en "mode post-PIB". Sur le plan économique, le crédit à la consommation s’emballe-t-il ? Les ménages s’endettent-ils excessivement ? Va-t-on vers une « bulle » ? Les exportations augmentent en raison du taux de change. Est-ce que la Pologne est trop orientée vers l’Europe ? Autant de questions provocatrices qui appellent des réponses diverses.

François Colombié, président du directoire d’Auchan Polska, a comparé les investissements d’Auchan en Pologne, en Russie, en Ukraine et en Roumanie. Le "payback" en Pologne a été plus lent. Auchan a mis quatorze ans pour investir 80 millions d’euros en Pologne. L’entreprise a investi le même montant en Russie en trois mois. Les formalités en Pologne sont lentes et lourdes. Il manque une attitude plus "pro-business", rapide et professionnelle, de la part des administrations concernées.

Contre l’euroscepticisme et l’europhobie

Quelles sont les perspectives de la Pologne ? Elle restera toujours européenne. Même s’il est difficile de réconcilier le projet européen avec les citoyens, l’euroscepticisme et l’europhobie ne doivent pas prendre le dessus sur l’optimisme et le volontarisme. Mais la Pologne n’entend pas pour autant renoncer sa souveraineté. Comment partager un bien qui vient d’être restitué ? La Pologne aspirait à entrer dans l’UE et dans l’OTAN comme une réparation historique de Yalta. Elle souhaite, comme la France, une défense européenne. L’Europe a besoin de beaucoup de pédagogie. Il faut mieux communiquer sur les choix, les alternatives, les conséquences. La Pologne doit jouer, selon M. Orlowski, un rôle pragmatique. Ce dernier a aussi évoqué les diverses Europes, ou « Europe à la carte » qui existe déjà, qu’on le veuille ou non.

L’économiste Christian de Boissieu, membre du Collège de l’autorité des marchés financiers, a parlé de « plusieurs Europes à plusieurs vitesses ». Comment réconcilier l’espace Schengen, la zone euro, le marché unique, l’Union bancaire, l’Europe de la Défense ? D’où les difficultés d’une gouvernance européenne. Quand des accords multilatéraux deviennent trop compliqués la réalité retombe sur des accords bilatéraux. (Comme avec l’OMC au niveau mondial.) Il a aussi évoqué le rôle important que commence à jouer la diplomatie polonaise dans cette nouvelle configuration européenne, qui a besoin de pragmatisme et de nouvelles perspectives réalistes orientées vers l’avenir et un contexte plus mondialisé.

Sur le plan intérieur, le parti de droite PiS (Droit et justice), de l’ancien premier ministre Jaroslaw Kaczynski, monte dans les sondages. Plateforme, le parti de l’actuel chef du gouvernement Donald Tusk, qui au départ était néo-libéral et d’inspiration thatchérienne, a évolué vers le centre. Il a aujourd’hui plus d’affinités avec les partis de gauche, devenus plus pragmatiques et moins idéologiques. N’est-il pas temps pour la Pologne d’envisager, sur le modèle de sa voisine allemande, la constitution d’une « grande coalition » ?