Espionnage : les Européens protestent faiblement

Face aux révélations sur la surveillance électronique exercée par les Etats-Unis, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne ont choisi de ne pas hausser le ton. Leur priorité est de renforcer le partenariat transatlantique et de développer leur propre industrie numérique.  

Les dirigeants européens ont réagi avec modération aux révélations sur les méthodes d’espionnage dont ils ont été victimes de la part des services américains. Réunis à Bruxelles les 24 et 25 octobre, ils se sont empressés d’affirmer leur attachement à la « relation étroite » qui lie l’Europe aux Etats-Unis et leur conviction que la collecte de renseignements est « un élément essentiel de la lutte contre le terrorisme », mais ils se sont permis d’ajouter que le partenariat euro-américain doit être fondé sur « le respect et la confiance » et qu’un manque de confiance pourrait « porter préjudice à la nécessaire coopération » dans la collecte de renseignements. Ils ont également fait état des « vives préoccupations » des citoyens européens. La critique du comportement de la NSA (National Security Agency), responsable de ces écoutes sauvages, est plutôt feutrée et sa formulation assez prudente pour ne pas envenimer la situation.

Le hasard a voulu qu’au moment où le scandale a pris de l’ampleur les chefs d’Etat et de gouvernement avaient choisi de débattre du développement de l’économie numérique en Europe et du levier que celle-ci peut représenter pour le retour de la croissance. Investir dans l’économie numérique, encourager l’innovation, promouvoir un « marché unique numérique », renforcer les compétences des utilisateurs, tels sont les objectifs que se sont fixés les Européens pour « exploiter tout le potentiel » des nouvelles technologies de l’information et de la communication. La Commission a été chargée de préparer un ensemble de mesures pour favoriser la naissance d’un « continent connecté ». Le Parlement a été invité à les examiner « de façon intensive ». La toute-puissance de l’industrie numérique américaine, dont témoigne le système de surveillance mis en place par la NSA, fait aujourd’hui ressortir les faiblesses de l’Europe en ce domaine.

Face aux Etats-Unis, les Européens disposent au moins de deux moyens de représailles, dont ils ont apparemment décidé d’user avec une grande prudence. Le premier de ces moyens concerne la protection des données. Viviane Reding, commissaire à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté, propose aux Européens de se doter de règles qui limitent le pouvoir des géants de l’Internet et assurent aux citoyens le contrôle de leurs données personnelles. Ces propositions sont en discussion depuis leur adoption par la Commission il y a près de deux ans. Les Etats tardent à les adopter à leur tour pour leur donner force de loi. Ils viennent d’ajourner une fois de plus leur décision en déclarant que l’adoption « en temps voulu » d’un cadre général rigoureux sur la protection des données et d’une directive relative sur la cyber-sécurité – c’est-à-dire des deux textes élaborés par les services de Mme Reding - est essentielle pour l’achèvement du marché unique numérique d’ici 2015. Autrement dit, pour ménager les grands groupes américains, ceux-là même qui sont associés aux pratiques douteuses de la NSA, l’Europe tergiverse.

L’autre moyen de représailles est lié à la négociation en cours sur un vaste traité de libre échange euro-américain. Les Européens pourraient choisir de suspendre cette négociation tant que les Etats-Unis ne leur ont pas fourni d’explication satisfaisante sur le comportement de leurs services de renseignement. Certains, comme les sociaux-démocrates allemands, ont demandé aux chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE de recourir à cette arme. Ceux-ci ont refusé. Ils estiment que cet accord sera un des leviers de la relance économique et ne veulent surtout pas le mettre en péril. Le paradoxe est que le futur traité transatlantique devrait faciliter la circulation des données électroniques qui sont aujourd’hui au centre de l’actuelle controverse. Pour l’Europe, qui compte précisément sur l’économie numérique pour reprendre le chemin de la croissance, il n’est pas question de compromettre ses relations avec les Etats-Unis.

Ce n’est pas la première fois que les Européens sont l’objet d’une surveillance clandestine de la part des services américains. On se souvient, en 2000, du réseau Echelon, base d’interception de satellites de communication, puis, en 2006, du réseau Swift permettant le contrôle des données bancaires et, plus récemment, du dossier PNR (Passenger name record) concernant les données des voyageurs aériens. Au nom de la lutte contre le terrorisme, les Etats-Unis n’ont cessé d’espionner leurs amis et leurs ennemis. Les Européens le savent, ils protestent plus ou moins bruyamment lorsque l’opération devient publique et concluent avec Washington un accord plus ou moins boiteux. Ils constatent surtout leur impuissance face à la volonté américaine. Au lieu de heurter de front Washington, ils jugent préférable de tenter de développer leurs propres moyens dans une coopération inégale avec les Etats-Unis.