Etats-Unis : puissance et incertitudes

Ambassadeur de France, Jacques Andréani a notamment représenté la France à Washington. Un an après l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, il a écrit cet article pour Rue Saint Guillaume, la revue de l’Association des anciens élèves de Sciences-Po, dont il a été le président (numéro de décembre 2009). Il explique comment la classe politique américaine, le Congrès, les lobbies, les médias ne semblent pas à la hauteur des défis auxquels sont confrontés les Etats-Unis, plaçant le président Obama dans une situation difficile.

Nous fixons notre attention sur un pays qui n’est pareil à aucun autre, qui intéresse tous les autres et parfois les passionne, et dont le sort déterminera pour une part significative l’avenir de tous. A un moment où des sentiments contradictoires s’entrecroisent : l’inquiétude devant le fonctionnement du système politique, compte tenu notamment des capacités de blocage des lobbies et des médias, mais aussi l’admiration pour les forces créatrices de la société américaine ; l’effroi devant la gravité des défis, mais en même temps l’évidence d’une puissance supérieure à toutes les autres ; l’interrogation sur les réactions américaines aux changements du monde, l’inquiétude devant les turbulences et les violences qui visent l’Amérique ; et en même temps, depuis l’élection de Barak Obama, un très grand espoir.

 

L’Amérique est divisée par un système politique dont les affrontements n’ont cessé de s’intensifier depuis qu’à la lutte pour les droits civils et contre la guerre du Vietnam avait répondu la « révolution conservatrice » de Nixon, suivie par la domination intellectuelle du néolibéralisme et la prise en mains du parti républicain par l’extrémisme évangéliste. Certes, la crise économique a fait voir les dangers du démantèlement de l’Etat-Providence, accompli par Reagan, mais n’a pas désarmé l’hostilité d’une partie de l’opinion envers les interventions publiques dans l’économie et dans la protection sociale. D’où la violence des polémiques sur la réforme du système de santé et sur les sujets de société.

Si violents qu’ils soient, ces affrontements n’ont pas détruit le consensus de base dans lequel tous les Américains se reconnaissent. La nation américaine est la seule à n’être pas issue d’une nation antérieurement constituée. Elle s’est faite elle-même, non sans invoquer la protection divine. Elle a proclamé des droits et en a dérivé un projet qu’elle résume, de façon à la fois triviale et poétique, par les mots « vie, liberté et poursuite du bonheur » et elle est ouverte, hors de toute définition ethnique ou géographique, à tout celui qui adhère à ce projet. Dès l’origine et jusqu’à aujourd’hui, la singularité même de sa naissance lui a présenté la tentation de la supériorité morale. Elle se voit comme étant par nature le pays du bien. Les Américains n’ont pas attendu d’être puissants pour se sentir différents et, d’une certaine façon, supérieurs. La conviction qu’ils sont le seul peuple juste ne les mène pas nécessairement à un interventionnisme zélateur. Certes le fait de croire à des valeurs – la liberté, la responsabilité individuelle, la démocratie représentative – peut les pousser à intervenir pour répandre ces valeurs dans le monde, mais cette même certitude de supériorité morale peut en d’autres as se traduire en un orgueilleux isolement. Encore aujourd’hui, ces deux attitudes coexistent. Devant les aventures extérieures, ils sont facilement optimistes, mais rapidement désabusés, et ils se replient alors pour cultiver chez eux « la poursuite du bonheur ».

Richesse et puissance

C’est l’activisme économique de l’Amérique qui l’a toujours portée vers le reste du monde. Très tôt, les Américains ont agi en défenseurs de tout ce qui pouvait favoriser l’activité créatrice dans laquelle ils excellaient : « la porte ouverte », la liberté des mers, la sécurité des allées et venues et des transactions, le libre flot des capitaux. Dans leur version du libéralisme, le politique et l’économique ont toujours été indissolublement mêlés. Leur pays est au même titre prédicateur de la démocratie et agent de l’ouverture des marchés.

Pendant tout le XXe siècle, tandis que les Européens s’entre-déchiraient, les Américains ont accumulé richesse et puissance. En 1919, ils étaient le seul pays créancier et l’arbitre potentiel des querelles européennes. De 1941 à 1945, ils sont devenus les leaders de la coalition antifasciste, et ils se sont mieux qu’en 1919 acquittés de leur fonction d’organisateurs du monde nouveau. Ensuite, ils ont été le recours contre le risque d’une domination soviétique de l’Europe. En 1989, le système soviétique s’étant effondré, l’Amérique était « le vainqueur de la guerre froide », « la seule superpuissance ». On entrait dans l’ère de l‘hégémonie. Ils n’avaient plus le choix entre interventionnisme et isolationnisme. Ils étaient en charge.

Les Etats-Unis sont le premier pays du monde pour les performances économiques et disposent d’une supériorité sans égale dans le domaine militaire. La pensée, les sciences, les techniques de pointe, les constructions intellectuelles, les réalisations artistiques, qui viennent de la population américaine, richement secondée par l’apport d’une immigration nombreuse, diverse et pleine de ressources, sont reconnues pour leur valeur dans l’ensemble du monde, et la jeunesse de tous les continents est fascinée par la vie quotidienne, les distractions, les habitudes, du public des Etats-Unis. Les interventions américaines dans la géopolitique mondiale, celles du moins qui ne se sont pas mal terminées, ont laissé un héritage solide, sous la forme de liens commerciaux et financiers, de présence des entreprises, de réseaux d’influence politique, de flux d’enseignants, de chercheurs et d’étudiants. Il en va ainsi tant en Asie qu’en Europe, double héritage des combats de la deuxième guerre mondiale, mais aussi de l’alliance formée durant la guerre froide. L’interventionnisme américain s’est construit autour d’un troisième pôle depuis que les Etats-Unis, préoccupés par les tensions du Moyen Orient, désignés comme ennemi numéro un par la Révolution iranienne, enfin directement atteints par le terrorisme, ont rassemblé dans cette région du monde, s’appuyant en particulier sur Israël et quelques Etats arabes, des moyens d’action politiques et militaires qui viennent en appui de la présence de leurs firmes du pétrole, de l’armement et de quelques autres secteurs. L’une des questions qui se poseront sera de savoir si cette construction immense et d’ailleurs vulnérable ne devra pas, au long des décennies qui viennent, être réduite à des proportions plus modestes, en même temps que s’opérerait une redistribution des cartes entre Israël, l’Iran, les pays arabes clients des Etats-Unis et les autres. C’est cette question qui est un filigrane derrière les actuelles négociations autour de l’Iran.

On le voit, le problème de la répartition des efforts des Etats-Unis dans le monde ne se réduit pas à la question souvent posée d’un éventuel basculement des priorités favorisant l’Asie au lieu de l’Europe. Le vieux continent serait-il angoissé à l’idée de ne plus représenter une priorité pour les dirigeants américains ? S’ils étaient plus sûrs d’eux-mêmes, les Européens se convaincraient peut-être que de concentrer toute l’attention, même bienveillante, de Washington, est pour eux, autant qu’un « excès d’honneur », une « indignité ».

Tout en constatant l’immense puissance de ce pays, on ne peut pas aujourd’hui ne pas se poser quelques questions. La situation actuelle de l’Amérique et son évolution inspirent en effet plusieurs interrogations.

L’Amérique en fait-elle trop ?

Il existe tout d’abord un questionnement sur la durabilité de la prépondérance américaine. L’Amérique aurait-elle dépassé le moment de son apogée ? Ayant tellement monté, le pays le plus fort du monde ne va-t-il pas, par le jeu d’une sorte de loi naturelle, voir sa position se stabiliser, pour s’affaiblir par la suite ? Le déclin des Etats-Unis a souvent été annoncé, à tort jusqu’à présent. On a cité l’Empire romain, dont la décadence a constitué classiquement un sujet d’école. On a dit que la puissance américaine pâtissait d’un « overstretch », une « extension excessive ». Engagements extérieurs, bases à l’étranger, conflits à assumer, surveillance à effectuer sur mer, sur terre et dans les airs : il y en trop pour les effectifs et les budgets disponibles. Aujourd’hui, si l’on veut renforcer les moyens engagés en Afghanistan, il faut réduire les troupes présentes en Irak. La présence, directe ou indirecte, sur cinq continents, est une servitude. Comment tout surveiller simultanément ? Peut-on à la fois mener la bataille, dans un contexte difficile, contre la poursuite d’un programme nucléaire délictueux par la Corée du Nord et exercer suffisamment de pression sur l’Iran pour le détourner d’une option nucléaire militaire ? On ne peut pas se défaire de l’impression que la priorité donnée à l’arc de crise qui va du Maroc à l’Inde fait que dans d’autres régions – prenons par exemple l’Amérique Latine – la surveillance de Washington est plus distraite, de sorte que les militaires américains en charge sur place ont la bride sur le cou et prennent des initiatives peu en phase avec les conceptions d’ensemble servant d’axe à la politique du pays : nouvelles bases en Colombie, ambiguïté face aux intrigues qui se développent au Honduras.

Ce qui est vrai dans le domaine géostratégique peut valoir aussi pour l’économie. Dans ce domaine également, l’Amérique serait trop exposée et les contrecoups des incidents de parcours locaux viennent s’ajouter pour elle aux effets des déséquilibres nés sur son territoire. Voir la crise financière asiatique et russe des années 1990.

Secrète inquiétude

L’optimisme foncier des Américains est réfractaire à l’idée du déclin. Pourtant, ce thème revient régulièrement, comme si les citoyens de ce grand pays, si fiers de lui, recélaient sous cette fierté une secrète inquiétude ; ou comme si, tellement habitués au premier rang, ils étaient visités périodiquement par la peur de n’être pas, ou de n’être plus, les champions du monde. En 1960, Ils s’épouvantaient du « missile gap », c’est-à-dire de la supériorité stratégique qu’ils attribuaient de manière exagérée à l’Union Soviétique. En 1985, le livre à la mode traitait à la façon d’une Cassandre de l’essor et du déclin des puissances, et des économistes qui passaient pour sérieux annonçaient sans rire que le Japon, qui était en train de s’acheter l’Empire State Building, Disneyland et les studios de la Goldwyn Mayer, afficherait en 2010 un revenu par tête supérieur à celui des Etats-Unis. Prédiction rapidement démentie. Aujourd’hui, à nouveau, à la fois du fait de la gravité de la crise économique et de la montée de la Chine, on voit certains Américains se demander si le « peak » de leur puissance n’est pas déjà passé, et peut-être irrémédiablement.

Ce doute sur la permanence du statut de super-grand se renforce d’une sérieuse frustration quant à la difficulté qu’éprouvent les Etats-Unis à mettre à profit leur supériorité pour parvenir à leurs fins ; une frustration qui alimente un discours populiste et xénophobe. En tête de ce type de récriminations, on trouve le problème de la supériorité militaire face à des conflits asymétriques. Devant l’imprévisibilité des guérillas, l’intraitable transcendance des attentats-suicides, l’inévitable double jeu des populations, quelle est la fraction de l’immense potentiel militaire américain qui peut être utilement mobilisée ? Cette fraction est faible. Et l’on entend la complainte de la frustration : « Nous sommes les premiers dans le monde à tous points de vue. Pourtant, nos alliés ne nous suivent pas, nos protégés n’en font qu’à leur tête, nos conseils sont ignorés, les populations en faveur desquelles nous dépensons l’argent des contribuables le voient partir dans la fumée de la corruption et nous montrent des sentiments rien moins qu’amicaux. » Pourtant, pensent les Américains, sincèrement le plus souvent, nos intentions sont nobles et nous agissons pour notre bien sans doute, mais aussi pour le bien des autres peuples.

Il y a aussi des doutes moraux. C’est de bonne foi que la plupart des Américains ont souvent accepté que la politique menée en leur nom découlait des principes démocratiques qui sont à la base de leur société. Mais il y a trente-cinq ans, au sujet du Vietnam, les doutes étaient très forts. Le mensonge faisait partie du tableau. En 2003, dans l’attaque de l’Irak, la part du mensonge était considérable. Vis-à-vis de la situation en Afghanistan, au Pakistan, l’étendue du doute est importante.

La crise économique actuelle a mis à mal un autre article du credo américain. Que l’économie de marché revête par certaines de ses conséquences, par les sacrifices excessifs qu’elle impose à certains, un caractère immoral, ce n’est pas tout à fait une découverte. Mais l’ampleur de la crise, le fait qu’elle survienne après une période au cours de laquelle les inégalités se sont immodérément aggravées, et que ce creusement des inégalités soit précisément l’une des causes de la crise, voilà qui amène une interrogation sur le système lui-même. De ce point de vue, rien ne sera plus tout à fait comme avant.

On peut se demander si tout ce discours sur le leadership, sur le rang, sur le déclin, a véritablement un sens ? Pourquoi faut-il que le système international soit vu comme une sorte de course à l’échalote entre des Etats-nations qui seraient supposés être rangés du plus puissant au plus faible ? Est-ce que cela veut dire quelque chose au temps de la mondialisation, à une époque où une grande part des problèmes se traitera de façon globale ?

La vraie grandeur des Etats-Unis, ce serait de parler pour le monde, de s’élever au-dessus de leurs intérêts immédiats en tant que nation, d’aborder les problèmes sous un angle qui rejoigne les préoccupations des autres nations, notamment des plus pauvres. Cela supposerait des changements d’attitude sur les institutions multilatérales, l’aide publique au développement, le climat. Dans le domaine géopolitique, un tel état d’esprit serait en harmonie avec un plus grand réalisme, par exemple avec l’acceptation de ce réalignement auquel aspirent tant de gouvernements et de forces politiques du Moyen Orient. Peut-être est-ce déjà trop tard. Peut-être était-ce au moment de l’apogée, juste après l’effondrement de l’URSS, que l’Amérique aurait dû s’élever à une hauteur de vues sans exemple dans l’histoire. Car aujourd’hui des concurrents sûrs d’eux-mêmes ne laissent guère d’espace à une pareille générosité américaine. Il a fallu attendre Obama pour entendre un langage qui ressemble un peu à cette utopie. On sent que c’est un peu ainsi qu’il ressent les choses. Mais le Congrès, l’opinion, les médias populaires, sont très loin d’un pareil positionnement. Sans parler des lobbies… Copenhague a montré que les préoccupations à court terme et la défense des intérêts les plus étroits régissent encore l’attitude des gouvernements.