Eté sanglant après le ’’printemps arabe’’

Les militaires qui ont renversé le président Mohamed Morsi continuent leur chasse aux Frères musulmans après le bain de sang du mercredi 14 août. Le chef de la Confrérie a été arrêté. L’état d’urgence a été proclamé pour un mois mais il est à craindre que les "révolutionnaires" libéraux et modernistes qui ont soutenu l’intervention de l’armée aient fait un marché de dupes. La "restauration" plutôt que la démocratie est en marche au Caire. (Cet article est aussi paru sur le site www.slate.fr)

Les réactions occidentales au massacre perpétré au Caire, le mercredi 14 août, qui a fait plus de six cents morts, selon les chiffres officiels, rappellent une anecdote qui se raconte au Quai d’Orsay de générations en générations. Pour réagir à des troubles dans un pays X qui avaient fait une dizaine de victimes, le ministère des affaires étrangères se dit « préoccupé ». Un jeune diplomate s’étonne de la prudence de l’expression et se demande quelle pourra bien être la réaction si les victimes en viennent à se compter par centaines. Réponse : nous nous dirons « très préoccupés ». Les chancelleries occidentales sont, à juste titre, très préoccupées mais ne savent pas quelle attitude adopter face à ce qu’elles n’arrivent pas à nommer – coup d’Etat ou pas coup d’Etat ? —, mais qui se traduit de toute évidence par une prise de pouvoir par l’armée et son chef, le ministre de la défense, le général Abdul-Fattah Al Sissi.

Cette perplexité s’explique. Depuis le début de ce qu’il était convenu d’appeler « le printemps arabe » mais qui ressemble de plus en plus à un hiver sanglant, Américains et Européens ont essayé de comprendre ce qui se passait, de plaquer sur des situations diverses, de la Tunisie à la Syrie en passant par la Libye, le Yémen ou l’Egypte, des grilles de lecture qui leur étaient familières — transition, démocratie, valeurs, droits de l’homme, etc. – bien qu’elles fussent largement inadaptées. Les événements du Caire depuis un peu plus d’un mois ont encore ajouté à la confusion. Un président, Mohamed Morsi, issu certes de l’organisation islamique des Frères musulmans mais désigné à la suite d’élections libres (ou à peu près) a été renversé le 3 juillet par un mouvement populaire, lancé par les démocrates et les libéraux, et soutenu par l’armée. Cette même armée qui, un mois et demi plus tard, lance l’assaut contre une partie de la population solidaire des Frères, faisant plus de six ans morts, et décrète l’état d’urgence, avec l’assentiment voire les applaudissements de ces milieux démocrates et libéraux, à quelques exceptions près, comme Mohamed El-Baradei. L’ancien directeur général de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) et prix Nobel de la paix 1995, a démissionné de son poste de vice-président du gouvernement égyptien pour ne pas cautionner le bain de sang. Une semaine auparavant, il justifiait la conjonction entre les révolutionnaires et l’armée contre le président élu : sans la destitution de Mohamed Morsi, disait-il, « nous aurions eu un Etat fasciste ou une guerre civile ». Depuis l’armée a rétabli l’état d’urgence levé après la chute de Moubarak en février 2011, après trente ans de régime d’exception !

Les lignes sont brouillées 

Il est vrai que « avant », tout était relativement simple. Les camps étaient bien délimités, les libéraux étaient contre les militaires, les démocrates contre les nationalistes, les laïques contre les « barbus »,  les modernistes contre l’islam (politique), la gauche contre la droite. En Egypte comme ailleurs dans le monde arabe, les frontières idéologiques sont devenues plus floues, les alliances changeantes, les intérêts croisés et contradictoires. Elus par une majorité de leurs concitoyens, les Frères musulmans se sont montrés incompétents dans leur gestion, hégémoniques dans l’exercice du pouvoir et dogmatiques dans leur usage de la religion. Méprisant la minorité, ils ne se sont pas conduits en démocrates. Or ils ont été chassés du pouvoir par des démocrates autoproclamés qui se sont finalement mis au service d’une armée, sans doute peu désireuse d’établir un Etat de droit et certainement soucieuse de garder ses privilèges économiques (elle contrôle un quart du PIB). C’est le paradoxe égyptien.

Au début des années 1990, l’Algérie s’était retrouvée dans une situation analogue. Une tentative d’ouverture et de réforme, venue d’en haut et non pas d’une révolte populaire, avait conduit à des élections partiellement libres. Le Front islamique du salut (FIS) ayant recueilli 47% des voix au premier tour des législatives, le second tour a été annulé par les militaires, à la grande satisfaction des « modernistes » laïques et des chancelleries occidentales. La conséquence en a été une guerre civile de plusieurs années qui a coûté quelque 200 000 morts. Laisser les islamistes arriver au pouvoir n’était pas sans danger mais annuler les élections a porté un coup à l’idée de démocratie et souligné « l’hypocrisie » des Occidentaux.

Après le « printemps arabe » de 2011, ceux-ci ont essayé de ne pas commettre la même erreur. Ils ont engagé le dialogue avec les islamistes dits modérés, à l’instar d’Alain Juppé, arrivé au Quai d’Orsay au début de l’année 2011 après l’intermède calamiteux de Michèle Alliot-Marie, tout en traçant des « lignes rouges » : respect des libertés fondamentales, des droits des femmes, des minorités…

Echec de la promotion de la démocratie par George W. Bush

C’était un changement fondamental par rapport aux décennies précédentes, quand les Etats occidentaux et a fortiori les Etats autocratiques du Golfe et d’ailleurs soutenaient les dictatures arabes, au nom de la stabilité internationale. Les historiens font le parallèle avec le début de XIXème siècle en Europe. En 1815 au Congrès de Vienne les monarchies se sont entendues pour garantir le statut quo. Celui-ci a été ébranlé par le « printemps des peuples » de 1848, d’abord réprimé mais qui portera ses fruits quelques décennies plus tard. Le parallèle peut être poussé plus loin. Les Etats-Unis de George W. Bush se sont comportés au Moyen-Orient un peu à la manière de Napoléon dans l’Europe contre-révolutionnaire. En 2003, ils ont envahi l’Irak et destitué Saddam Hussein, sous prétexte certes de détruire d’éventuelles armes de destruction massive. Mais les néoconservateurs qui inspiraient George W. Bush voyaient plus loin et plus grand. L’expédition irakienne était pour eux le prélude à une démocratisation générale de la région. « Notre route commence à Bagdad », proclamait le titre d’un livre écrit par Bill Kristol et Lawrence Kaplan (Editions Saint-Simon, 2003). La promotion de la démocratie par la force n’a pas fonctionné, ni en Irak, où la guerre entre chiites et sunnites a repris faisant du mois de juillet 2013 le plus meurtrier depuis le départ des Américains. Ni au-delà.

En Libye, les clans et leurs milices défient un pouvoir central déliquescent depuis la chute de Kadhafi. En Syrie, une révolte populaire pacifique s’est transformée peu à peu en guerre civile entre le régime de Bachar El-Assad et les groupes djihadistes, sous les regards effarés des démocrates syriens et impuissants des Occidentaux. En Tunisie, les islamistes d’Ennahda qui ont, comme en Egypte, remporté les élections et se montrent aussi incompétents que les Frères musulmans, font face au camp laïque soutenu par la puissante centrale syndicale UGTT. Les assassinats de deux députés, imputés aux salafistes, ont mis le feu aux poudres. La situation n’est pas aussi dramatique qu’en Egypte. L’armée tunisienne n’est pas une armée putschiste. La tradition laïque est plus implantée et plus ancienne que dans d’autres pays arabes. La tragédie égyptienne pourrait servir de leçon et pousser les diverses forces politiques tunisiennes à rechercher au moins un consensus minimal qui intègre les différents courants au lieu de les monter les uns contre les autres.

Pas de "transition" douce

Un mot devrait, en tous cas, être banni des analyses sur le « printemps arabe ». Celui de « transition ». Il reflétait un optimisme sans fondement, comme si les pays arabes – mais c’est vrai aussi dans d’autres régions du monde – allaient passer progressivement et sans soubresaut de la dictature à la démocratie. Comme si des étapes, définies à l’avance, allaient être franchies pas à pas. Il n’en est évidemment rien, bien que le précédent est-européen ait pu induire en erreur. De la chute du communisme à l’intégration dans l’Union européenne, les pays d’Europe centrale donnent en effet l’exemple d’une « transition » réussie. Les conditions étaient réunies. Et d’abord la principale : l’attraction exercée par l’UE sur ces Etats qui avaient été arbitrairement coupés de l’Europe occidentale en 1947, et la disposition de l’UE de les accueillir. Le passage de la dictature à la démocratie est beaucoup plus difficile dans les pays qui restent en dehors de cette sphère d’influence. Voir le Caucase et l’ex-Yougoslavie.

Est-ce à dire que le « printemps arabe » appartient au passé ? « L’esprit est sorti de la bouteille, il n’y rentrera plus. » Des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes ont brisé les barrières de la peur, sont descendus dans les rues pour manifester leurs besoins, leurs colères, leur volonté d’être entendus. Les premières expériences sont décevantes. Il ne pouvait guère en aller autrement après des décennies de dictature, dans des pays qui comptent beaucoup de chômeurs diplômés, où la société civile est inexistante ou phagocytée par des mouvements religieux auxquels les autocrates avaient abandonné l’encadrement social.

Ces premières expériences rappellent aussi une vérité connue mais souvent oubliée : la démocratie, ce n’est pas seulement des élections libres, un homme, une voix. C’est un ensemble d’institutions, de pouvoirs et de contre-pouvoirs, d’alternance des gouvernants, de respect des minorités par une majorité qui doit savoir qu’elle n’est que provisoire… C’est un long apprentissage par lequel l’Europe et les Etats-Unis sont passés avant de devenir des démocraties forcément imparfaites.