Avec la déclaration Schuman, le 9 mai 1950 est entré dans l’histoire comme le point de départ de la construction européenne. Soixante ans plus tard, l’Europe est en crise. Le 9 mai 2010 pourra rester dans les mémoires comme le jour où l’euro aura commencé son agonie, entraînant dans sa chute l’Union européenne toute entière, ou comme le début du sursaut, d’un nouveau bond en avant dans l’intégration du vieux continent.
En effet, la crise de l’euro peut aussi bien conduire à sa perte qu’entraîner une prise de conscience salutaire : sans union politique et économique, il n’y a pas d’union monétaire viable. Il est donc urgent de s’attaquer aux chantiers que les dirigeants des pays européens ont négligé ces dernières années soit par crainte des opinions publiques soit par peur de perdre leurs pouvoirs au profit d’institutions supranationales. En tous cas, la thèse fonctionnaliste, selon laquelle la monnaie unique entrainerait ipso facto une convergence des politiques budgétaires puis économiques et étape par étape des progrès vers l’union politique, s’est révélée illusoire.
Le Traité de Lisbonne a jeté un voile sur ces réalités. S’il contient quelques avancées, il n’a pas répondu à la question fondamentale sur la viabilité d’une monnaie unique dans un espace qui reste politiquement divisé. L’effacement des nouvelles instances européennes créées par le traité de Lisbonne en est la meilleure illustration. Ce sont les dirigeants des grands Etats-membres qui sont en première ligne, remplissant un vide qu’ils ont pris grand soin de créer eux-mêmes dans la mise en œuvre de ce qu’on n’a même plus osé appeler le traité constitutionnel.
Sans la crise grecque, le voile n’aurait peut-être pas été déchiré aussi vite mais à plus ou moins long terme, les critiques de l’euro qui affirment depuis toujours qu’il ne saurait y avoir de monnaie unique sans autorité financière et économique unique, auraient eu raison. Les garde-fous mis en place par le traité de Maastricht puis par le pacte de stabilité et de croissance avaient pour but de suppléer cette absence. Mais des règles, aussi contraignantes soient-elles, ne remplacent pas une autorité politique. Comme par définition, elles ne sauraient suivre les fluctuations conjoncturelles, elles sont appelées à être violées.
Il ne sert à rien de vouloir les durcir. C’est pourtant la tentation à laquelle les dirigeants européens ont failli succomber dans la crise grecque. Dans un premier temps, ils ont affirmé, à la suite des Allemands, que les traités interdisaient le renflouement d’un Etat défaillant. Dans un deuxième temps, toujours sous l’influence des Allemands qui surestiment l’efficacité des règlements, ils ont voulu renforcer les dispositions du pacte de stabilité, créer de nouvelles instances de contrôle, durcir les sanctions contre les contrevenants, lutter contre la spéculation, etc. Toutes ces mesures sont certainement nécessaires mais elles sont largement insuffisantes. Car elles ne répondent pas au défi principal, qui est politique.
Le mécanisme de soutien que les chefs d’Etat et de gouvernement ont décidé dans la nuit du vendredi 7 au samedi 6 mai et que les ministres des finances ont mis au point dimanche 9 mai, est un pas vers la création d’un Fond monétaire européen. Il a pour fonction de calmer la spéculation sur les marchés financiers et d’écarter les menaces pesant sur l’Espagne et sur le Portugal. C’est une manifestation bienvenue de la solidarité européenne.
Il est peu probable toutefois que des fondements solides soient établis pour l’euro par des décisions d’ordre purement monétaire et financier. Pour perdurer, la zone euro doit avancer vers plus d’intégration budgétaire et économique. L’agenda de Lisbonne qui devait faire de l’UE la zone la plus compétitive du monde en 2010 a échoué parce que si les objectifs étaient définis au niveau communautaire leur réalisation était laissée aux gouvernements nationaux. L’UE, ou au moins la zone euro, doit se doter d’un budget à la hauteur de ses ambitions et de son poids dans l’économie mondiale. Jusqu’à présent, les Etats membres ont refusé d’augmenter le budget communautaire qui ne représente que 1% du PIB européen, alors que dans l’état actuel des traités la limite est de 1,3%. Une gestion commune des politiques budgétaires doit être mise en place, ce que les gouvernements des grands pays ont refusé, même ceux qui, comme le gouvernement français, réclament un « gouvernement économique européen ».
La convergence des économies, sans laquelle la cohérence de la zone euro sera toujours mise à mal, ne peut pas être abandonnée au respect de simples règles budgétaires. Il y faut une volonté politique commune. Les institutions qui seraient appelées à la mettre en œuvre doivent avoir une légitimité démocratique, ce qui pose la question des pouvoirs du Parlement européen et de la nature de l’exécutif européen.
Sans doute est-il difficile de rouvrir le chantier institutionnel moins d’un an après la ratification définitive du traité de Lisbonne. Avec ce texte, les gouvernements européens pensaient pouvoir décréter une « pause ». La crise en a décidé autrement. La banque centrale européenne ne peut pas rester la seule institution véritablement fédérale de l’UE. Le flou institutionnel n’est pas tenable bien longtemps même si l’enthousiasme européen est retombé un peu partout. En 1950, Robert Schuman, proposait de mettre en commun la production du charbon et de l’acier qui étaient les bases de la puissance industrielle de l’époque. Soixante ans plus tard, c’est de la mise en commun des économies dans leur ensemble qu’il s’agit. Le pas ne devrait pas être plus difficile à franchir qu’il y a soixante ans.