Europe centrale : les populismes en question

La pression migratoire aux frontières de la Pologne et de la Biélorussie, orchestrée par le dictateur de Minsk, a provoqué en Europe un réflexe de solidarité avec le gouvernement de Varsovie et fait passer au second plan la récente polémique sur la primauté du droit européen et l’indépendance de la justice. « Le gouvernement polonais est le grand gagnant politique du conflit provoqué par Loukachenko », constate dans Le Monde l’historien et politologue Jacques Rupnik. Selon lui, Varsovie « n’a pas manqué l’occasion d’utiliser la crise à son profit tant sur le plan intérieur que sur le plan européen ».

Sur le plan intérieur, la contestation du pouvoir, critiqué pour sa dérive autoritaire et anti-européenne, est éclipsée par l’émergence d’un discours martial sur l’urgence de la protection de la frontière. Sur le plan européen, les partenaires de la Pologne lui apportent leur soutien face à l’instrumentalisation des migrants par la Biélorussie. « Personne ne veut voir l’UE accusée de naïveté et d’impuissance sur un tel dossier », souligne Jacques Rupnik.

Le retour de Donald Tusk

Jaroslaw Kaczynski, l’homme fort de la Pologne, à la fois président du parti Droit et Justice et vice-président du Conseil des ministres, peut se réjouir de la tournure des événements. La controverse sur l’Etat de droit est provisoirement mise en sourdine, tandis que la défense de l’identité nationale, que les populistes disent menacée par les migrations, revient en tête des préoccupations, non seulement en Pologne mais aussi chez plusieurs de ses voisins, à commencer par la France à quelques mois de l’élection présidentielle.

Pourtant, le répit offert au pouvoir polonais par l’offensive biélorusse n’est que temporaire. L’opposition libérale, qui prépare activement les élections législatives de 2023, fait jeu égal, dans les sondages, avec le parti de Jaroslaw Kaczynski. Si celui-ci était crédité cet été, avec ses alliés, de 34% des suffrages, les deux principales formations de la droite et du centre – Pologne 2050, dont le chef de file, Szymon Holownia, a obtenu la troisième place à l’élection présidentielle de 2020, avec 13,9 % des suffrages, et la Plate-forme civique, dont l’ancien premier ministre et ancien président du Conseil européen Donald Tusk, vient de reprendre la direction – totalisaient ensemble le même score (17,1% pour l’un, 16,9% pour l’autre).

Rien n’est donc joué pour 2023. La popularité de Szymon Holownia, journaliste et animateur de télévision, dont le parcours est comparé par ses amis à celui de Volodymyr Zelensky, comédien devenu président en Ukraine, et la notoriété acquise par Donald Tusk dans l’exercice de ses responsabilités européennes inquiètent le gouvernement sortant, qui pourrait être tenté, selon certains commentateurs, d’organiser des élections anticipées afin de prendre de court une opposition encore en phase d’organisation. Une fois passé l’épisode du conflit avec la Biélorussie, la lutte contre la droite populiste qu’incarnent Jaroslaw Kaczynski en Pologne comme Viktor Orban en Hongrie ou Andrej Babis en République tchèque va reprendre. Rien n’est gagné mais tout est encore possible.

Tourner la page de Viktor Orban

Le scrutin reste ouvert aussi en Hongrie, où les élections législatives auront lieu en 2022. Face à Viktor Orban, le chantre de « l’illibéralisme », qui dirige le pays d’une main de fer depuis 2010 après avoir occupé, une première fois, la fonction de premier ministre de 1998 à 2002, ses adversaires se sont donné un chef crédible et ambitieux au terme d’une primaire ouverte à six formations. Dans un esprit de rassemblement perçu comme la clé du succès futur, celles-ci parcouraient l’ensemble de l’arc politique, allant de la gauche au Jobbik, parti longtemps classé à l’extrême droite avant de rompre avec son passé sulfureux et de s’allier avec les démocrates. On attendait de cette primaire une victoire du maire de Budapest, Gergely Karacsony, mais c’est un quasi-inconnu qui l’a emporté, le conservateur Peter Marki-Zay, maire de la petite ville de Hodmezövasarhély, au sud-est du pays. Cet ingénieur électricien de 49 ans, catholique et pro-européen, portera les espoirs de tous ceux qui veulent rompre, en Hongrie et hors de Hongrie, avec le populisme nationaliste de Viktor Orban.

Dans les deux autres pays du groupe de Visegrad, le renversement a déjà eu lieu. En Slovaquie, la victoire de Zuzanna Caputova à l’élection présidentielle de 2019 puis celle du parti OLaNO (acronyme pour Les gens ordinaires et personnalités indépendantes), en coalition avec trois autres partis, aux élections législatives de 2020 ont acté la défaite des populistes, dont le chef de file, Robert Fico, est retourné dans l’opposition. Sous la conduite d’Igor Matovic puis, depuis le printemps 2021, d’Eduard Heger, deux personnalités déterminées à combattre la corruption et à rétablir l’Etat de droit, le gouvernement de Bratislava a commencé à remettre le pays sur la voie des démocraties libérales.

Il y a moins de deux mois, ce sont les électeurs tchèques qui ont exprimé leur volonté de tourner la page d’Andrej Babis, le richissime homme d’affaires parvenu au pouvoir en 2017 à la tête du parti ANO (Action des citoyens mécontents) et surnommé parfois « le Trump tchèque ». Battu de justesse par le président de la Plate-forme démocratique civique, Petr Fiala, qui a formé une coalition de plusieurs partis de la droite et du centre, il a dû céder la place, au grand dam de ses alliés régionaux, à commence par le dirigeant hongrois Viktor Orban. Conservateur pro-européen, le nouveau chef du gouvernement a mis notamment l’accent, dans son programme, sur la lutte « contre les conflits d’intérêts et la corruption » après les nombreux scandales de l’ère Babis.

Dans cette Europe centrale marquée par une histoire chaotique qui a contribué à développer, d’un pays à l’autre, de puissants réflexes identitaires, le double exemple de la Slovaquie et de la République tchèque montre que les succès de l’extrême droite, fondés sur un nationalisme exacerbé et un populisme sans scrupules, ne sont pas irréversibles. Il est dans l’intérêt de l’Union européenne qu’un coup d’arrêt soit donné à son expansion. La parole est aux électeurs hongrois et polonais.

Thomas Ferenczi