C’est une date historique pour l’Union européenne. Les Vingt-Sept viennent de donner leur feu vert à la mise en route du plan de relance de 750 milliards d’euros sur lequel ils se sont entendus en juillet 2020. Un plan de relance exceptionnel non seulement par le montant des crédits engagés mais surtout par le choix d’un endettement commun pour assurer son financement. Il n’a fallu que dix mois pour que le plan laborieusement négocié par les Vingt-Sept et contesté par une partie d’entre eux, hostiles à l’idée d’une dette commune, entre en vigueur. Certains redoutaient que la lenteur des procédures, notamment l’obligation faite aux Etats membres de soumettre à Bruxelles leurs plans nationaux pour évaluation avant de pouvoir bénéficier des financements prévus, ne compromette l’opération. En fin de compte, celle-ci a été menée à bien dans des délais raisonnables.
La dernière étape du processus était l’autorisation qui devait être donnée par les Parlements nationaux à la Commission de relever son plafond de ressources pour garantir l’emprunt. Cette étape décisive a été franchie le 27 mai quand les deux derniers Etats, l’Autriche et la Pologne, ont donné leur accord : la Commission va donc pouvoir emprunter sur les marchés pour aider les Etats membres à répondre aux effets de la crise économique provoqués par la pandémie. La bureaucratie bruxelloise a su se mobiliser pour aller aussi vite qu’il était possible. Les premiers versements devraient être effectués cet été. Les Etats les plus réticents ont fini par se rallier à la décision commune. A sa manière, chaotique, incertaine, l’Union européenne, d’abord prise au dépourvu par la crise, a su inventer, sous la pression des événements, une solution innovante.
Une valse à trois temps
La mise en application de l’ambitieux programme adopté par les Européens vient clore une longue période de flottements et de tâtonnements qui avait contribué à détériorer leur image. Dans un premier temps, en effet, l’Europe a mal réagi à la pandémie. Les égoïsmes nationaux l’ont emporté sur la solidarité européenne. Bruxelles a manifesté son impuissance et sa froideur face aux drames qui se jouaient dans plusieurs pays du Vieux Continent, à commencer par l’Italie. Désemparée, l’Union s’est montrée faible et hésitante. Dans un deuxième temps, pourtant, elle a pris conscience de ses responsabilités : des plans de sauvetage ont été mis sur pied, dans l’urgence, au mépris des règles habituelles. Troisième temps, enfin, celui qui vient d’être couronné par la décision des Vingt-Sept d’accepter un endettement commun, contraire à leurs normes antérieures.
Cette démarche, qui va de l’impuissance à l’improvisation puis de l’improvisation à la réforme, a été analysée par deux experts, Elie Cohen et Richard Robert, dans un livre passionnant, La Valse européenne. Les trois temps de la crise (Fayard, 2021), qui souligne, exemples à l’appui, la répétition de ce même schéma d’une crise à l’autre : d’abord, la sidération, « quand une Europe impréparée à la crise se réfugie dans la règle pour ne rien faire » ; ensuite l’action, quand la machine européenne se met en route et trouve en elle les ressources pour faire face à l’imprévu ; enfin la réforme, par l’adoption de nouvelles règles qui traduisent une avancée dans l’intégration européenne, comme si l’Europe avait « besoin de la crise pour avancer, des erreurs pour apprendre, de l’échec pour réussir ».
Ce qui donne du crédit à l’hypothèse de cette triple séquence, qui commence dans la sidération et finit dans la mutation, c’est que les auteurs la voient à l’œuvre, d’une façon ou d’une autre, dans les autres crises qu’a dû affronter l’Union européenne au cours des quinze dernières années. Pour eux, la crise de l’euro, (2007-2012), à laquelle ils consacrent une bonne partie de leur livre, est la « matrice » de la valse à trois temps que dansent régulièrement les Européens. On n’entrera pas ici dans le détail des décisions prises par l’Union au lendemain de la crise des subprimes et de la faillite de Lehman Brothers, à l’origine de la crise, mais on notera, avec les auteurs, que celle-ci peut se lire « comme la révélation progressive de tous les défauts de l’Europe mais aussi comme la maturation accélérée d’une Europe obligée de forcer sa nature pour reprendre le contrôle de son destin ». Ainsi va-t-elle en 2012, selon les auteurs, après « l’été meurtrier de l’eurozone » l’année précédente, « du chaos au soulagement ».
De l’Ukraine aux migrants
Prenons deux autres exemples : la crise ukrainienne (2013-2014) et la crise des migrants (2015-2018). Face à l’agression russe en Ukraine, les Européens sont d’abord hors-jeu. La haute représentante de l’Union, Catherine Ashton, est « incapable de s’imposer ou de porter la réponse des Vingt-Sept – et pour cause, cette réponse met longtemps à se dégager ». Puis « une présence s’organise, ou plutôt s’improvise ». Enfin, l’Europe apprend à parler « le langage de la puissance », même si ses armes ne sont pas militaires. « Cafouillage initial et effet de sidération, initiatives dispersées permettant d’agir dans l’urgence, en s’affranchissant des procédures, percée politique aux allures de réforme : on a bien ici les éléments de la « valse à trois temps » repérés dans la crise du Covid-19 », soulignent les auteurs.
Même schéma dans la crise des migrants. La crise éclate en 2015. Le coup de force de Mme Merkel, qui ouvre aux réfugiés les portes de son pays, la cristallise. La première étape de la réponse européenne est marquée par « l’unilatéralisme des uns et des autres, la désunion, le désordre, l’indécision ». La deuxième étape est celle de la realpolitik lorsque la gestion des migrants est sous-traitée à la Turquie : l’Europe se montre capable, selon les auteurs, de « bricoler des solutions réalistes ». Ces solutions ouvrent sur une troisième étape, qui doit se traduite par « de réelles réformes » telles que la répartition des réfugiés entre les pays par quotas et le développement du rôle de l’agence Frontex. Cette troisième étape est encore en suspens, faute d’accord, mais le débat est lancé sur l’organisation des flux migratoires.
La grille de lecture proposée par Elie Cohen et Robert Richard leur permet d’éclairer l’histoire récente de l’Union européenne et la manière dont elle a réagi aux différents chocs qu’elle a subis dans un passé proche. Elle est révélatrice des difficultés de l’Europe à se comporter, dans ses relations avec les puissances voisines, comme un Etat autonome capable de décisions rapides et d’initiatives audacieuses. Il se peut que ce fonctionnement ternaire, à trois temps, soit dans la nature même de l’Union. Il est intéressant d’y réfléchir pour contribuer au questionnement sur l’avenir de l’Europe auquel appelle la Commission. Plus la première phase, celle de la paralysie provisoire face aux crises, sera courte, plus la troisième, celle de la transformation nécessaire, sera déterminée, plus les institutions européennes seront en mesure de jouer pleinement leur rôle.
Thomas Ferenczi