Pour une partie de ceux qui critiquent la construction européenne et qui ont appelé à voter non au référendum de 2005 sur le projet de Constitution, le principal défaut de l’UE est d’être « néolibérale », c’est-à-dire soumise à la souveraineté du marché, à la loi de la concurrence, à l’idéologie de la mondialisation. La Constitution européenne, disent-ils, n’avait pour but que de « graver dans le marbre » les politiques néolibérales et d’enfermer l’Europe dans le « carcan » d’un nouvel ordre économique fondé sur les trois piliers du monétarisme, de la libre concurrence et du libre échange.
L’Union européenne est-elle vraiment néolibérale ? Plusieurs chercheurs ont tenté de répondre à cette question, vendredi 19 février, au cours d’un colloque organisé par le Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Sciences Po.
Denord et Schwartz : l’aboutissement d’une longue histoire
Pour l’accusation, François Denord et Antoine Schwartz, auteurs de L’Europe sociale n’aura pas lieu (Raisons d’agir, 2009), ont soutenu que, du traité de Rome au traité de Maastricht, sous des gouvernements de droite comme sous des gouvernements de gauche, l’Europe s’est bâtie sous l’influence du néolibéralisme. « Toute la réussite de la construction européenne est d’avoir produit un ordre institutionnel où, sur fond de néolibéralisme, droite et gauche paraissent aussi étonnamment substituables », écrivent-ils dans leur livre.
L’histoire du néolibéralisme, expliquent-ils, a commencé avec la tenue à Paris, en 1938, du colloque Walter Lippmann. Ce journaliste américain appelait les dirigeants politiques à tourner la page du « laissez-faire, laissez-passer », qui caractérisait le libéralisme anti-étatiste du XIXème siècle, et à revaloriser l’action publique dès lors qu’elle favorisait le bon fonctionnement de l’économie de marché.
Troisième voie entre le libéralisme classique et le collectivisme, le néolibéralisme allait séduire les patrons modernisateurs et servir de base, sous la forte pression de l’ordo-libéralisme allemand, qui en était l’un des avatars, à la création de la Communauté européenne. L’Europe d’aujourd’hui, affirment les auteurs, est « l’aboutissement » de cette longue histoire.
Jabko : le double visage de l’Europe
Réponse de Nicolas Jabko, chercheur au CERI et auteur de L’Europe par le marché (Presses de Sciences PO, 2009) : évitons les raccourcis simplificateurs ; non, l’Europe n’est pas néolibérale ou plutôt elle ne l’est qu’en partie ; elle présente en réalité un double visage, celui du néolibéralisme et celui de l’a-libéralisme, voire de l’anti-libéralisme. Il est vrai, dit l’auteur, que le marché unique et l’euro, les deux grandes initiatives des années 1980-1990, ont été en partie inspirées par le libéralisme économique. Toutefois, « il existe une face cachée de la construction européenne récente qui n’a rien de foncièrement libéral ».
Selon Nicolas Jabko, la notion de marché est assez ambiguë, assez polyvalente, pour servir des objectifs différents selon les acteurs qui en font usage. Elle rend possible les compromis nécessaires entre des forces politiques qui n’ont pas la même conception de l’Europe. Elle fonctionne alors, affirme l’auteur, comme un « répertoire stratégique d’idées » qui permet de « cimenter » une coalition hétéroclite. Margaret Thatcher, François Mitterrand et Helmut Kohl ont ainsi pu s’entendre sur l’Europe, au prix d’un certain flou, en dépit de visions divergentes sur son avenir.
Schäffer et Höpner : le renforcement du marché
Si l’Europe apparaît historiquement comme une réalité à deux faces, il reste à savoir laquelle des deux l’emporte aujourd’hui sur l’autre. Pour les chercheurs allemands Armin Schäffer et Martin Höpner, de l’Institut Max-Planck de Cologne, auteurs d’un livre à paraître sur l’intégration européenne, celle-ci passe à la fois par des politiques « qui renforcent le marché » (market-enforcing) et par des politiques « qui restreignent le marché » (market-restricting). Mais les secondes, affirment-ils, ne compensent pas les premières. L’asymétrie entre les unes et les autres explique, selon eux, le désenchantement dont souffre l’UE auprès des opinions publiques.
Ramirez : le rôle décisif des Etats
A l’inverse, Sigfrido Ramirez, chercheur à l’Université Bocconi de Milan et spécialiste de la politique industrielle, insiste sur le rôle des Etats dans la construction de l’Europe. Pour lui, l’intégration européenne est indissociable du développement de l’Etat-providence. Elle a été fortement soutenue par les entreprises publiques, alors même que le secteur privé s’y montrait hostile. Les socialistes et les démocrates-chrétiens ont joué, dit-il, un rôle-clé : ils se sont appuyés sur l’intégration européenne pour développer les droits sociaux. Selon l’auteur, ni la CECA ni la Communauté économique européenne (CEE) ne sont issues du néolibéralisme : les néolibéraux n’ont occupé qu’une place marginale et les considérations idéologiques ont été secondaires par rapport aux intérêts nationaux.
Il est possible, conclut Sigfrido Ramirez, que l’influence néolibérale se soit accrue dans les années 80 mais, même au cours de cette période, l’Union européenne est restée le fruit d’un compromis entre les conservateurs et les sociaux-démocrates.