Europe : la fin de la social-démocratie ?

Angelika Schwäll-Düren, députée social-démocrate au Bundestag et vice-présidente du groupe parlementaire SPD en charge des questions européennes, analyse la défaite des sociaux-démocrates et des socialistes aux élections européennes. Source : Fondation Friedrich-Ebert www.fesparis.org 

La progression du processus de délégitimation de l’Union Européenne élargie à 27 membres et le danger existentiel qui en résulte pour elle-même ne peuvent être combattus que si des conséquences fondamentales et profondes en sont tirées ; des conséquences qui peuvent paraître utopiques aujourd’hui, au regard des résultats électoraux. 

Fin du siècle social-démocrate ?

La triste constante des dernières élections du Parlement Européen est la continuelle baisse de la participation. Nous assistons en outre à un renforcement du camp politique à la droite du parti social-démocrate allemand (SPD), composé des partis conservateur et libéral, ainsi que d’une marge d’extrême-droite dans certains Etats-membres. Les partis au pouvoir ont en général été sanctionnés pour leurs politiques au profit des camps de l’opposition, qui ont pu améliorer leur score. Cependant, quelques exceptions perdurent, comme en France, avec la victoire du parti conservateur au pouvoir, l’UMP, ou en République tchèque avec l’ODS. Dans ces deux pays, on assiste à une claire défaite des socialistes de l’opposition.

La nouvelle la plus consternante est le renforcement dans plusieurs pays des forces eurosceptiques, voire antieuropéennes, au sein des camps populistes de droite et d’extrême-droite, comme par exemple au Danemark, aux Pays-Bas, en Autriche et en Hongrie. En Allemagne, les résultats ont fait mentir l’attente qui promettait au parti social-démocrate (SPD) des gains de voix du fait de la crise économique et financière. Ce ne sont pas ceux qui s’engagent pour une régulation européenne des marchés financiers, comme le SPD, qui enregistrent des progressions de voix, mais les libéraux, qui prônent une politique de dérégulation. Selon toute attente, on assiste à une progression restreinte du parti de gauche Die Linke. Les Chrétiens-démocrates, qui s’érigent en gagnants des élections, ont dû en vérité concéder de lourdes pertes. Mais le camp libéral-conservateur sort dans l’ensemble renforcé de cette élection.

Analyse des résultats électoraux

Eloignement de l’Europe, euroscepticisme et sentiments anti-européens. 

a) Les élections européennes restent jusqu’à aujourd’hui dans les 27 Etats-membres des élections secondaires, voire de second ordre. On assiste dans tous les partis à un investissement financier et personnel dans la campagne d’ordre minimal. Contrairement à ce qui fut communiqué à nombreuses reprises, la campagne de publicité des élections européennes a été conduite avec le frein à main serré.

b) Comment peut-on dans ces conditions demander aux électeurs de comprendre à quel point l’Union Européenne est importante pour eux ? Les acteurs politiques et les médias n’informant pas régulièrement sur l’Union Européenne et les thèmes européens, on assiste à un déficit d’information fondamental auprès du public. Dans les médias, soit l’Union Européenne joue un rôle minimal, soit elle est connotée négativement comme une communauté contre laquelle il faut se défendre.

c) L’Union Européenne dispose encore d’un déficit démocratique indéniable, bien que Parlement Européen soit formellement et par sa propre activité de plus en plus puissant, notamment par le biais de la procédure de codécision, qui est étendue par le Traité de Lisbonne (à 95 % environ). Mais les parlementaires ne disposent toujours pas du droit d’initiative. Certains électeurs ont raison de se demander si le Parlement Européen est vraiment une institution de poids capable de défendre les droits des citoyens.

d) Il a manqué à cette campagne une réelle politisation européenne. Nous n’avons pas réellement montré aux électeurs quelles alternatives se présentaient pour l’Union Européenne de demain. La tentative du parti social-démocrate allemand (SPD) de transmettre un message politique en toile de fond du manifeste du PSE et du manifeste européen du SPD n’a apparemment pas été suffisante. Ils n’ont de fait pas eu la résonance escomptée auprès des électeurs. La campagne des autres partis était, quant à elle, vide de tout contenu.

e) Bien que cela avait été annoncé dans le Programme de Hambourg du SPD (2007), la social-démocratie allemande n’a pas contribué à la présentation aux citoyens d’un candidat commun à l’échelle européenne. Il est regrettable que cette personnalisation n’ait pas pu avoir lieu. Les conservateurs et les libéraux allemands ont évité le débat sur les thèmes européens. Mais ils ont su habilement afficher leurs têtes de liste, qu’elles soient européennes ou nationales, les conservateurs de la CDU s’étant focalisés sur Angela Merkel. On ne peut pas vraiment parler d’une personnalisation européenne… Mais les conservateurs ont su faire jouer une touche émotionnelle, qui est sans nul doute nécessaire pour mobiliser les électeurs. Cette touche émotionnelle n’était cependant pas dirigée de manière positive vers l’Europe.

f) Sur les bulletins de vote allemands, l’appartenance régionale des candidats n’était malheureusement pas visible pour les (potentiels) électeurs du SPD : du fait des listes nationales, les candidats locaux ne figuraient pas sur la liste dans la plupart des circonscriptions. Cela n’était par contre pas le cas pour les conservateurs de la CDU/CSU.

g) Tous ces éléments sont venus à l’encontre d’un électorat en majorité très désorienté. Désorienté par des processus de transformation des systèmes économiques et sociaux causés par la mondialisation, et qui poussent les citoyens au changement ; par des déracinements géographiques, culturels et émotionnels de plus en plus grands ; par une confrontation avec l’ « Autre » ; par le renforcement de la concurrence du fait de la mondialisation et de ses conséquences économiques et sociales ; par la crise économique et financière, qui menace l’existence de nombreux citoyens. Les perdants de ces processus de transformation dans tous les Etats-membres, à savoir une classe moyenne déclassée ou menacée de déclassement, se sentent abandonnés. Ils n’attendent dans leur situation aucune aide de l’Union Européenne. Bien au contraire : ils perçoivent l’Union Européenne comme le cheval de Troie de la mondialisation et non comme un instrument qui pourrait servir activement à son encadrement. Or la plupart des électeurs concernés par cette désorientation et cette angoisse existentielle sont des électeurs potentiels de la gauche.

Dangers pour l’UE

Les conséquences des circonstances décrites sont similaires dans la plupart des Etats-membres. Certains phénomènes apparaissent cependant renforcés dans certains pays, voire n’existent que dans ceux-ci. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, le soutien à une plus grande intégration politique au sein de l’Union Européenne est en baisse. Cette évolution s’observe aussi dans les « anciens » Etats membres, où l’euroscepticisme augmente. Des tensions sociales (en partie aussi ethniques) augmentent dans tous les pays. Nationalismes, populismes de droite et extrémismes de droite sont en nette évolution.

Les Etats-membres sont de moins en moins prêts à aider les autres pays dans leur processus de rattrapage économique et social. Tenter de montrer aux citoyens que l’on représente leurs intérêts auprès de l’UE suscite souvent des tendances au protectionnisme et à l’égoïsme national.

Cette « désolidarisation » au sein de l’Union Europeénne pourrait finir par conduire à une scission de la communauté. Deux scénarios sont probables : soit nous assisterons à une Europe différenciée, à plusieurs vitesses qui seront prédéfinies, soit plusieurs pays se déclarent prêts à renforcer leur coopération et à défendre leurs standards au sein d’un noyau dur.

L’Union Européenne pourrait cependant perdre en efficacité. Il en résulterait un déclin économique, social et écologique. L’Union Européenne serait incapable de répondre aux grands défis du XXIème siècle. Comment l’Union Européenne pourrait-elle réagir aux changements climatiques, aux questions d’approvisionnement en énergie, de migration, aux nouveaux problèmes de sécurité, pour n’en citer que quelques-uns ? L’augmentation de l’euroscepticisme pourrait conduire à un déclin du processus d’élargissement, avec des conséquences très préoccupantes :

- Fin du processus de réformes dans les pays voisins de l’Union Européenne qui ont pour objectif l’adhésion.

- Ré-embrasement des conflits (ethniques), pouvant aller jusqu’au recours à la force.

- L’Union Européenne perdrait son poids politique en tant que partenaire sérieux face aux Etats-Unis, à la Russie ou aux puissances émergentes que sont la Chine, l’Inde et le Brésil.

Convenons-en : un sombre tableau.

Que faire ?

a) Tout comme la démocratie ne fonctionne pas sans démocrates, il n’y a pas d’Europe sans Européens et Européennes. Afin que les citoyens fassent usage de leurs droits démocratiques, il faut tout d’abord investir dans l’éducation et la formation. Tant par le biais de l’éducation scolaire que par l’éducation et la formation extrascolaire.

b) L’Europe doit devenir un leitmotiv pour toutes les forces politiques et les institutions sérieuses. On doit communiquer sur l’Union Européenne en permanence – non de manière négative et défensive, mais de manière positive par le biais :

- des partis ;

- des parlements nationaux, par exemple grâce à une augmentation des débats sur la politique européenne ;

- des gouvernements ;

- des médias ;

- et bien sûr par le biais des députés européens eux-mêmes. Il faudrait pour cela réformer rapidement les méthodes de travail du Parlement Européen. Il est inadmissible que les députés, compte tenu de la surface et de la population des circonscriptions qu’ils représentent, n’aient que rarement des semaines sans sessions où ils peuvent être présents auprès des citoyens. Les sessions doivent absolument être concentrées dans le calendrier.

c) Il est grand temps que le Traité de Lisbonne entre en vigueur. Il permettra un renforcement du Parlement Européen, ce qui contribuera à une plus grande légitimité démocratique de l’Union Européenne et offrira plus de proximité aux citoyens. En outre, les parlements nationaux obtiendront plus de poids dans le processus de législation européenne.

d) Il faut repenser la parlementarisation de l’Union Européenne et la développer. Cela pourrait signifier dans un premier temps que la majorité du Parlement Européen élise réellement le Président de la Commission et sa Commission. Cela doit absolument déboucher sur un gouvernement européen responsable devant le Parlement Européen et devant le Conseil des ministres.

e) Il est très urgent de rendre les partis nationaux plus européens, afin qu’ils s’investissent et s’engagent au sein d’un « véritable » parti commun. Les réponses des partis européens aux défis du XXIème siècle et aux questions des citoyens contenues dans leurs programmes doivent présenter de véritables alternatives politiques. Ces alternatives doivent surtout se retrouver dans la personnalisation des candidats en tête de listes des élections européennes.

f) Régulièrement, les citoyens qui s’intéressent à la politique nous font clairement comprendre qu’ils ne voient pas de logique dans l’attitude des acteurs politiques. Ce qu’ils ne veulent pas, ce sont des décisions au cas par cas, le fameux „voyager à vue“ que la chancelière allemande assène comme un moulin à prières. Les citoyens ont raison de refuser « l’ assemblage » à la manière d’un puzzle. En revanche, Ils ne s’opposent pas à la politique comme un „système intelligent“, capable de s’adapter de lui-même et de manière interactive aux changements extérieurs, ni à la politique comme un « art du possible ». Mais ils attendent des visions qui sous-tendent les actions de moyen et court terme et les recherches de compromis. Cela vaut également pour l’Union Européenne.

A quoi doit ressembler l’Union Européenne ?

Un dialogue actif sur la question de la finalité de l’Europe est nécessaire, tant avec les citoyens européens qu’entre les acteurs politiques des Etats-membres. L’Union Européenne doit-elle être réduite à une Union économique ? Cela est-il possible dans la durée sans une Union politique et sans une Union sociale ? Que signifierait une Union sociale ? L’objectif est-il une Union politique qui constitue une confédération (union des Etats) ou une fédération (union des peuples) ? A quoi doit ressembler à l’avenir une politique étrangère et de sécurité commune ? Jusqu’où l’Union Européenne peut-elle s’élargir ? Quel rapport y a-t-il entre le nombre des Etats-membres et l’efficacité ou la capacité de réforme de l’Union Européenne ? Quel rôle joue l’hétérogénéité croissante de l’Union Européenne dans la capacité des citoyens à accepter la solidarité européenne ? Quelles conséquences a l’évolution de l’Union Européenne sur ses pays voisins, ainsi que sur ses pays partenaires ? Comment leur réaction peut-elle influencer l’évolution de l’Union Européenne ?

Sur la base de ces objectifs communs doivent être ensuite dégagées des étapes concrètes qui devraient conduire à la réalisation de ces visions. Prenons l’exemple de l’Union sociale :

Du point de vue social-démocrate, l’Union sociale peut être réalisée par le biais d’un pacte social de stabilité. Avant la création d’un pacte doté de sanctions (comme pour le Pacte de Stabilité et de Croissance), nous pourrions tout d’abord commencer par utiliser la méthode ouverte de coordination.

Nous pourrions aller plus vite encore grâce au Traité de Lisbonne, avec la clause sociale horizontale et les droits sociaux fondamentaux. De plus, une clause de progrès semblerait envisageable avec l’aide des forces progressistes.

En outre, les membres du groupe social-démocrate devraient s’engager lors de la nouvelle législature du Parlement Européen pour une amélioration concrète ou une nouvelle écriture du droit européen. Comme par exemple :

- le droit des marchés publics ;

- le droit de détachement des travailleurs ;

- la protection des patients ;

- la protection de la maternité ;

- les services publics, etc…

La réalisation d’une Union sociale ne sera possible que si des réformes sont accomplies, au-delà des domaines qui sont associés de prime abord au domaine social. Une coordination macro-économique renforcée entre les Etats-membres est nécessaire. Frank-Walter Steinmeier parle dans ce contexte de „coordination densifiée“, les socialistes français de « gouvernement économique ».

Nous avons urgemment besoin d’un encadrement des marchés financiers. Il faudra résoudre la question du financement de l’UE à moyen terme par le biais d’un impôt européen. Ne le nions pas : il s’agit là d’un programme ambitieux. La peur et le découragement ne sont pas de bons conseils, même dans les périodes difficiles. C’est pourquoi la social-démocratie doit s’engager plus que jamais pour l’Union Européenne.

Les social-démocraties européennes doivent se faire les supports et les porte-parole d’une vision d’avenir souhaitable pour l’Europe ! Pour développer une telle vision, il s’agit d’abord évidemment de mener un débat intensif au sein de ses propres rangs (sûrement pendant une période assez longue). A l’échelle européenne, le PSE est la plate-forme compétente pour conduire cette discussion urgente et nécessaire au sein de la famille social-démocrate. C’est pourquoi le parti social-démocrate allemand (SPD) doit s’investir activement et concrètement dans les structures du PSE et participer au processus de discussion. De toute évidence, nous ne disposons pas d’une vision commune dans bien des domaines, c’est pourquoi la discussion doit être organisée de manière systématique et le plus rapidement possible. Car le temps est compté ; et comme le dit l’adage allemand : celui qui vient (ou réagit) trop tard est puni par la vie. Il s’agit dans ce cas des électeurs.