Europe : les règles de la concurrence

Les dirigeants français ont accueilli avec colère l’opposition de la Commission européenne au projet de fusion entre Alstom et Siemens. La décision de Bruxelles a été qualifiée par Bruno Le Maire, ministre de l’économie, d’« erreur économique » et de « faute politique ». Pour la ministre des affaires européenne, Nathalie Loiseau, les règles de la concurrence, qui ont motivé le refus de la Commission, sont « devenues absurdes ». En rendant impossible la création d’un « Airbus du ferroviaire » capable de tenir tête à ses grands rivaux mondiaux, à commencer par le Chinois CRRC (China Railway Rolling Stock Corporation), l’exécutif bruxellois aurait porté « un mauvais coup à l’industrie européenne », selon le premier ministre Edouard Philippe, et laissé le champ libre aux ambitions de Pékin.

Bruno Le Maire a exprimé crûment son désaccord. « Il existe un champion mondial chinois, a-t-il déclaré, il n’y aura pas de champion européen. La Commission en porte la responsabilité. Au lieu de servir l’intérêt de l’Europe, elle sert celui de la Chine ». Une fois de plus, la naïveté de l’Union européenne, tout entière dévouée au principe d’une « concurrence libre et non faussée », aurait ainsi pour conséquence d’affaiblir le Vieux Continent dans la compétition économique qui l’oppose aux géants du monde entier. La France insoumise, le parti de Jean-Luc Mélenchon, l’a dit à sa façon, d’une manière imagée : « Dans l’océan mondial, les poissons européens se feront dévorer par les mastodontes états-uniens, chinois, russes ». Nombreux sont ceux, à gauche comme à droite, qui condamnent, à l’instar de l’ancien premier ministre socialiste Bernard Cazeneuve, « un grave aveuglement historique » de la Commission.

Changer d’échelle

La commissaire européenne à la concurrence, la Danoise Marghrete Vestager, a réussi à convaincre ses collègues de la Commission qu’une telle fusion serait dangereuse. Elle soutient que le nouveau groupe occuperait une position dominante en Europe, en violation des règles de la concurrence fixées par les traités, qui donnent la priorité aux intérêts des consommateurs sur ceux des producteurs. Elle n’a pas tort. Mais tout dépend du cadre de référence retenu. A l’échelle européenne, l’analyse de la commissaire danoise ne manque pas de pertinence. Qu’en est-il à l’échelle mondiale ? Ne faut-il pas inscrire la réflexion de la Commission dans la logique d’une mondialisation qui voit émerger, un peu partout sur la planète, de nouveaux champions industriels ?

« Le sujet, ce n’est pas de savoir s’il y a un problème de concurrence en Europe, répond le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, c’est de voir comment, mondialement, on arrive à créer un champion européen face aux Chinois et face aux Américains ». Autrement dit, l’existence de la concurrence doit s’apprécier au niveau mondial, et non au niveau européen. Même si les Chinois sont absents, pour le moment, du marché européen, comme le souligne la Commission, ils sont en embuscade. Pour leur résister à l’avenir, il serait logique, estiment ceux qui demandent un assouplissement des règles européennes, de prendre en considération dès maintenant, dans un monde qui bouge à grande vitesse, leur concurrence potentielle.

Une tribune franco-allemande

C’est ce que proposent, dans une tribune commune publiée par Le Monde, les deux ministres de l’économie d’Allemagne et de France, Peter Altmaier et Bruno Le Maire. Il faut changer d’échelle, disent-ils en substance, et « prendre en compte les exigences de la concurrence mondiale ». Les deux ministres notent que l’opérateur chinois est devenu en quelques années « un leader incontesté au niveau mondial » et que toutes les grandes régions économiques du monde « se préparent à la concurrence, au plan mondial, dans des secteurs industriels extrêmement importants » qui vont du numérique au ferroviaire, en passant par les voitures électriques et les batteries. L’Europe ne peut demeurer étrangère à ces bouleversements. Elle doit y répondre en s’appuyant, à son tour, sur des champions industriels capables d’affronter une concurrence mondiale dont les effets « ne se manifestent pas nécessairement dans l’immédiat mais se concrétiseront au cours des prochaines années ».

Plutôt que de polémiquer avec la Commission en l’accusant de tous les maux, mieux vaut réfléchir, d’une manière apaisée, aux critères d’appréciation qu’elle met en œuvre pour dire oui ou non aux fusions d’entreprise. La Cour de justice de l’Union européenne aura sans doute à se pencher sur le cas Alstom-Siemens. Il lui est déjà arrivé, dans le passé, de désavouer la Commission. En attendant, il est bon qu’à l’approche des élections européennes un débat s’engage sur la place de l’Europe dans la mondialisation et sur les réponses qu’elle peut apporter, sans dogmatisme, aux nouveaux défis qui l’attendent.