Europe-puissance : un échec historique ?

Charles Grant, directeur du Centre for European Reform, estime que l’Union européenne a échoué dans son ambition de devenir un des acteurs majeurs de la scène internationale. Robert Cooper, un des hauts responsables de l’UE, lui répond. Lire l’intégralité de ce débat sur le site du Centre for European Reform (www.cer.org.uk) sous le titre « Is Europe doomed to fail as a power ? »

Dans le monde multipolaire de demain, quelles seront les principales puissances ? Les Etats-Unis et la Chine certainement. L’Inde et la Russie sans doute. Peut-être le Brésil, le Japon, l’Afrique du Sud. Et l’Europe ? Il y a dix ans, estime Charles Grant, directeur du Centre for European Reform, la réponse ne semblait pas faire de doute. Oui, l’Europe sera, le moment venu, l’un des pôles de l’organisation du monde.

Aujourd’hui, selon Charles Grant, on hésite à formuler le même pronostic. L’Europe a cessé d’apparaître comme une puissance en devenir. Son ambition serait-elle vouée à l’échec ? L’analyse de Charles Grant est sévère. L’UE suscite un scepticisme croissant à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, constate-t-il, et même si elle constitue encore un pôle d’attraction dans le monde, elle a perdu une partie de son influence.

Espoirs et déception 

C’est dans le domaine de la politique extérieure et de la défense que l’échec est le plus patent. Les espoirs étaient élevés il y a dix ans lorsque la diplomatie européenne a été mise en place sous l’autorité de Javier Solana. Une vingtaine de missions de gestion de crise ont illustré, notamment dans les Balkans et en Afrique, la volonté de l’Europe d’être présente sur les points chauds de la planète. Dix ans plus tard, un sentiment de déception domine.

L’Europe est « largement invisible » ou « absente », souligne l’auteur, là où se joue la sécurité internationale, comme en Afghanistan, au Pakistan ou en Corée du Nord. Même dans les Balkans, dans son voisinage immédiat, elle ne parvient pas à résoudre les conflits : la Slovénie bloque l’entrée de la Croatie, la Grèce se dresse contre la Macédoine, les Pays-Bas s’opposent à la Serbie au nom du souvenir de Srebrenica.

Pourquoi cette relative impuissance ? Pour deux raisons au moins. La première, la plus importante, tient aux divergences entre les Etats membres, qui paraissent incapables de coordonner efficacement leurs actions. On le voit sur un dossier aussi difficile que le conflit israélo-palestinien ou à propos du Kosovo, dont une partie des Etats membres refuse de reconnaître l’indépendance. On le voit aussi sur l’attitude de l’UE à l’égard de la Russie et la Chine.

Absence de consensus

« L’Union européenne gagnera le respect des autres puissances quand ses Etats membres s’uniront sur une position ferme et n’en changeront pas », estime Charles Grant, qui regrette l’absence d’une « culture stratégique commune ». La désunion s’est encore accrue ces dernières années, selon l’auteur, à cause de l’élargissement (il est plus difficile de s’entendre à 27 qu’à 15) et de l’évolution de l’Allemagne (qui se comporte « comme la Grande-Bretagne ou la France »).

L’autre raison de l’impuissance de l’UE est sa faiblesse militaire. Les budgets consacrés à la défense diminuent. Ils ne dépassent 2 % du PIB que dans quelques pays, dont la France, la Grande-Bretagne et la Pologne. L’UE a de plus en plus de difficultés à mettre sur pied ses missions de paix. Aucun des « groupements tactiques » dont elle a annoncé la création n’a été déployé.

Face à cette situation, que faire ? L’auteur formule une série de recommandations. Il propose en particulier que l’Union renonce à construire une défense à 27 et s’en remette à une avant-garde constituée d’Etats dotés d’une « culture stratégique robuste ». Il appelle aussi à une politique commune de l’énergie. Il invite enfin les Européens à ne pas oublier que le retour de la croissance est une des clés du succès.

La réponse de Robert Cooper

Le réquisitoire de Charles Grant est solidement argumenté. Robert Cooper, l’un des principaux collaborateurs de Javier Solana, lui répond en rappelant que « l’Union européenne n’est pas un Etat » et que si on la juge selon les critères appliqués aux Etats elle paraît très imparfaite. Sans rejeter les critiques de Charles Grant, il est possible, dit-il, de considérer l’UE « sous une lumière différente ».

L’Union européenne est en construction, rappelle-t-il, elle est plus jeune que l’OTAN ou l’ONU. Si on compare la situation d’aujourd’hui à celle des années 90, quand l’éclatement de la Yougoslavie provoquait des conflits meurtriers, des progrès ont été accomplis. Par ses interventions, l’UE a contribué à la paix. « Aucune de ces missions n’a sauvé le monde, mais elles sont sauvé des vies », souligne-t-il.

Robert Cooper souligne surtout le rôle décisif de l’UE dans la stabilisation de l’Europe centrale, grâce à la politique d’élargissement. « Le monde, ajoute-t-il, n’a pas besoin d’une autre grande puissance à la manière du dix-neuvième siècle. L’UE représente l’aspiration à un monde gouverné par le droit ». La question est de savoir, note-t-il, si on peut être une puissance sans être un Etat. La réponse n’est pas acquise. Mais cela vaut la peine d’essayer. 

Parmi les recommandations formulées par Charles Grant, le collaborateur de Javier Solana rejette notamment celle d’une avant-garde en matière de défense, qui, selon lui, reviendrait à sous-estimer l’apport des petits pays, et retient surtout l’appel à la patience. « On ne fera pas de l’Europe une puissance d’un jour à l’autre, conclut-il. Tout ce qui est important demande du temps »