La crise n’est pas seulement la conséquence des manquements des banquiers, mais le résultat d’une transformation des modes de production et d’évaluation de la valeur économique, et du régime même du salariat. Pour des raisons éthiques, les détracteurs de Facebook déplorent l’appropriation de données privées commercialement exploitables, qui serviraient à « cibler » plusieurs millions d’utilisateurs alors appréhendés comme des consommateurs. Cet effet de capitalisation économique des goûts n’exclut pas, bien au contraire, la possibilité pour des Etats ou des recruteurs de faire appel à Facebook pour asseoir un contrôle des citoyens.
Toutefois le spectre d’une « société de contrôle » paraît s’être déplacé du terrain politique sur le terrain économique. A première vue, ces réseaux recèlent des activités d’ordre esthétique – promouvoir et mettre en partage ses préférences et ceux qu’on apprécie – à l’écart du périmètre de production économique des firmes. Or, une activité au départ libre, purement spontanée et sociale, qui ne dépend ni d’un contrat de travail ni de normes sociales astreignantes (morale, mœurs, politesse, famille, vie domestique), est bien en train de constituer une source sans précédent de valorisation économique.
Indexation des préférences et marketing 2.0
Dans le cas présent de Facebook, moins les individus sont formellement en position de travailleurs, plus ils sont libres et ainsi susceptibles de produire de la valeur. Auparavant, situation loin d’être à ce jour épuisée, des entreprises s’occupaient de développer des produits en confiant à des cadres salariés la tâche de les concevoir, à la faveur de la R&D, du marketing et des études de marché. Ces produits étaient ensuite testés lors de protocoles destinés à reproduire les conditions de jouissance des consommateurs. En créant artificiellement un univers social, domestique ou intime, avec ses acteurs et ses dispositions affectives, les firmes simulaient les manières de s’attacher aux marchandises afin d’imaginer les meilleurs dopants à la consommation. Il s’agissait par là d’écouler la production en limitant les incertitudes et les échecs commerciaux. D’une certaine manière, tous les acteurs – de la machinerie esthétique et économique – nécessaires à la production et à l’interprétation des goûts, que ce soit les consommateurs cobayes en représentation ou les cadres au service des marques, étaient payés sous la forme du salariat.
Aujourd’hui, là où une organisation économique interne, et coûteuse, à une entreprise était indispensable pour des résultats aléatoires, on peut formaliser, avec l’indexation des préférences issues des réseaux sociaux, plus efficacement la commercialisation, c’est-à-dire à plus grande échelle (des millions de consommateurs potentiels), à un moindre coût (tous se livrant spontanément et gratuitement au jeu des goûts) et surtout avec un degré de fiabilité inédit qui tient à une collecte massive et toutefois différenciée d’informations sur les différences sexuelles, sociales, esthétiques, religieuses, professionnelles, culturelles, affectives, amicales. Au lieu d’être sur la scène interne mais artificielle des marques, dans un laboratoire des préférences esthétiques, il n’y a qu’à observer les individus in situ, non en train de se projeter dans un usage ou d’exprimer intentionnellement des goûts, mais en étant ici et maintenant en train de goûter, de choisir, d’apprécier et de faire partager à ceux qu’ils aiment ce qu’ils aiment.
Captation économique des goûts et coproduction non rétribuée
La valorisation économique de ce type d’activités qui profite de facto aux spécialistes, entrepreneurs et aux actionnaires de firmes en charge de la capture économique des goûts fait fi de toute rétribution pour des utilisateurs des sites sociaux bien malgré eux en position de producteurs. Ce dispositif de valorisation marchande repose sur un effet retard : l’action économique se colle, enveloppe littéralement une activité sociale offerte en temps réel. Ainsi, le capitalisme s’efforce d’extraire de l’économie générale des échanges sociaux et esthétiques une économie restreinte en usant du « profiling ». Il s’agit d’établir une rente de situation sur la base de l’exploitation exclusive des droits de propriété de données personnelles utiles à une stratégie de segmentation méticuleuse des marchés.
Au-delà de la captation économique des goûts, les individus sont invités et s’invitent les premiers à des opérations de coproduction qui servent les désirs narcissiques ou sociaux des uns et des autres, et les intérêts de firmes qui disposent cette fois de réservoirs de conception et d’imagination au-delà des seules appréciations des internautes. Ainsi, il devient inutile et inefficace, voire contre-productif, de tester un produit sur des acteurs jouant le rôle de consommateurs lorsque des individus coproduisent spontanément des biens ou des services que d’autres avec des profils comparables viendront ensuite consommer.
Indépendamment des critiques déplorant les intrusions de l’économie et la marchandisation de la vie privée se pose la question du non-paiement de cette source économique qui est originellement sociale. Des populations entières, parfois réduites à la plus grande précarité ou sans emploi, diplômés ou ingénieuses, sont en même temps, que ce soit avec les réseaux numériques sociaux et les actions de coproduction, les éléments indispensables à l’agencement de la valeur économique. Cela appelle au moins deux remarques : d’une part, le leitmotiv de Nicolas Sarkozy défendant le principe d’un surplus de travail pour un gain supplémentaire, en l’espèce du salariat, est non seulement d’une redoutable vétusté économique, mais il résonne en temps de crise comme un slogan ironique à l’adresse des populations « salariées » que la crise précipite plus rapidement dans l’exclusion sociale. D’autre part, tout ceci devrait obliger les politiques, les syndicats, les intellectuels et les entreprises à repenser fondamentalement la conception et la répartition des richesses en tenant compte de ces populations actives, non salariées, voire au chômage, qui produisent dans l’économie numérique sans être comptabilisées parmi les actifs des entreprises ni dans la richesse des nations.