Faut-il un secrétariat d’Etat aux Droits de l’Homme ?

Les déclarations de Bernard Kouchner sur « l’erreur » d’avoir voulu un secrétariat d’Etat aux droits de l’homme, au motif qu’il y aurait « une contradiction permanente entre les droits de l’homme et la politique étrangère d’un Etat », ont soulevé une vraie question d’une bien mauvaise manière. Les oppositions entre droits de l’homme et intérêts nationaux, entre universalisme et relativisme sont bien peu utiles pour élaborer une doctrine diplomatique. Après cinq siècles de domination à peu près incontestée du globe, les Occidentaux n’ont plus les capacités de régir la marche du monde. La diplomatie française du XXIe siècle devra mesurer les conséquences de cette perte de monopole.

Devant tous les malheurs du monde, le réflexe semble être de se demander « mais que fait donc la police ? ». Mais quelle police ? L’ONU, le Conseil de Sécurité ? Ce n’est rien de plus que les Etats qui le composent, dont la Chine et la Russie qui ne veulent bien évidemment pas entendre parler du Tibet, de la Tchétchénie, du Darfour, comme la France qui n’a en son temps jamais accepté que quiconque décide quoi que ce fût à propos de la guerre d’Algérie. Qui d’autre alors ? Les seuls pays occidentaux ? Mais pouvons-nous prétendre à la maîtrise du monde pour se croire ainsi en mesure d’intervenir partout pour corriger tous les travers des hommes ? Cette croyance occidentale de toute puissance et d’innocence, même si elle se donne sincèrement pour but de sauver le monde, ne résiste pas à la confrontation avec la réalité. 

Relire George Kennan

Les premiers à avoir réfléchi à cela ont été les acteurs de la guerre froide. Le diplomate devenu historien George Kennan fustigeait ainsi dès les années 1950 l’approche qu’il qualifiait de « moralisatrice-légaliste » de la politique internationale, qui selon lui entraînait davantage de souffrances humaines qu’une politique plus réaliste d’équilibre des puissances. Il s’opposait à John Foster Dulles, secrétaire d’Etat américain plutôt belliqueux, qui continuait pour sa part à défendre la doctrine de "reddition sans condition" (unconditional surrender) qui avait été poursuivie par les Alliés lors de la Seconde guerre mondiale, rejoint en cela par un certain nombre de maximalistes qui souhaitaient s’engager dans une croisade idéologique contre l’Union Soviétique. L’évidente puissance de l’URSS a servi les arguments des réalistes : on voyait trop bien que vouloir s’ingérer par la force en Union Soviétique aurait été un remède bien pire que le mal. L’Occident s’y résigna.

Les dérives de l’hyperpuissance américaine 

Mais cette idée eut tôt fait de reprendre des forces à la chute de l’URSS. « L’hyperpuissance » américaine dominait le monde et croyait pouvoir tout se permettre. En réalité, les limites de la puissance avaient simplement été repoussées, pas abolies, et il n’a pas fallu 10 ans pour que l’implication américaine dans les affaires du monde commence à atteindre ses limites. Les extravagances des néoconservateurs, véritable fuite en avant devant l’évidence que la puissance est toujours relative, et jamais absolue, a donné le coup de grâce à l’idéalisme naïf commun. Nous arrivons aujourd’hui à un point où, notre capacité d’influence étant de plus en plus contrainte, agir sans tenir compte de cette nouvelle complexité peut s’avérer contre-productif - les ingérences extérieures peuvent être très déstabilisantes - et même potentiellement dangereux, nos actions cristallisant des réactions anti-occidentales de la part de pays qui considèrent n’avoir plus grand chose à nous prouver.

De Saint Augustin à Barack Obama

Agir dans ce contexte est bien sûr difficile et incertain. C’est le travail de la diplomatie que d’écarter les idéologies et de peser les risques, de ne s’interdire de parler à personne, de s’assurer d’abord que nos actions ne risquent pas simplement d’aggraver la situation. Fonder une doctrine intégrant tout cela sera probablement une des tâches majeures de ces prochaines années. Les Etats-Unis ne nous ont, là encore, pas attendus. Barack Obama déclarait ainsi lors de la campagne que « l’un de [ses] philosophes préférés » était Reinhold Niebuhr, probablement le penseur religieux le plus influent de la culture américaine du 20ème siècle, bien que très peu connu en Europe (aucun de ses ouvrages ne sont traduits). Que dit Niebuhr ? En disciple de Saint-Augustin, que la cité terrestre est inévitablement marquée par des conflits graves et que prétendre tout résoudre définitivement mène à une « mauvaise religion » et à une « mauvaise politique ». Le mal existe, dit Neibuhr, nous devons faire preuve d’humilité et accepter la difficile évidence que nous ne pouvons pas tout éradiquer. Vouloir éliminer l’imperfection dans la recherche du bien mène à la faute. Comme le résumait admirablement une autre figure intellectuelle des années 1950, Herbert Butterfield, professeur d’Histoire à Cambridge : « nous pourrions être en guerre chaque minute de notre vie contre la cruauté ou l’oppression quelque part dans le monde, si nous ne calculions pas ce que notre intervention pourrait en réalité ajouter à la somme des misères humaines ».

 

Ce débat mérite vraiment d’être mené, mais pas selon les termes dans lesquels il a été posé.