France-Italie : malentendus historiques

Les récents développements de l’affaire Cesare Battisti ont immédiatement relancé une question que les Italiens posent de manière récurrente aux Français qu’ils rencontrent : mais pourquoi défendez-vous, protégez-vous et refusez-vous d’extrader les terroristes des années de plomb réfugiés chez vous ?

Ces interrogations révèlent une incompréhension entre Italiens et Français sur laquelle je voudrais apporter quelques éléments d’information et de réflexion. Je me fonde notamment sur les travaux d’un récent colloque franco-italien que j’ai organisé avec Marie-Anne Matard-Bonucci à Paris et qui seront prochainement publiés en France comme, je l’espère, en Italie.

Facteurs d’incompréhension

Il existe quatre principaux facteurs d’explication de l’attitude française étroitement imbriqués. En premier lieu, la « doctrine Mitterrand ». L’expression est contestable car il n’y eut jamais de doctrine au sens juridique du terme. Plusieurs ministères, des hauts fonctionnaires, des diplomates et des magistrats se sont progressivement occupés des Italiens venus en France, en plus grand nombre encore après la victoire de François Mitterrand en mai 1981 alors que la lutte armée s’achevait et qu’ils étaient poursuivis ou condamnés par la justice italienne : ils pensaient que le nouveau président, qui avait fait une campagne très à gauche, romprait également sur ce point avec la politique de fermeté de Valéry Giscard d’Estaing. Cela se réalisa, en effet, pendant les dix-huit premiers mois de sa présidence. Des différences d’approche existaient au sommet de l’Etat. Mais ceux en charge du dossier poursuivaient deux objectifs. D’une part, il fallait faire en sorte que ces Italiens sortent définitivement de la spirale de la violence, de l’autre, il s’agissait de les empêcher d’entrer en contact avec d’autres organisations terroristes qui s’activaient en France.

Au final, c’est Mitterrand qui trancha. Il prit aussi en considération -ce qu’ont souligné aussi bien Jean Musitelli, qui joua un rôle clef auprès de Mitterrand dans cette affaire, que l’historien Marco Gervasoni- le président du Conseil Bettino Craxi. Celui-ci, du moins entre 1983 et 1984, ne tenait pas au retour en Italie de ces condamnés, pour lesquels il n’avait aucune sympathie, de peur que se reconstitue le front de la fermeté formé par la DC, les Républicains (avec qui il gouvernait ) et le PCI (avec lequel il s’affrontait). La « doctrine » Mitterrand a consisté en une série de déclarations non suivies d’extraditions.

Le président français voulait favoriser la réinsertion de ces Italiens, à deux conditions. L’une qu’il a expliqué régulièrement : leur renonciation à la lutte armée. La seconde, qu’il a énoncé à certains moments et pas à d’autres, selon les pressions qu’exerçait ou non l’Italie et les aléas de la politique franco-française : qu’ils n’aient pas commis de crimes de sang en Italie. Comme l’a rappelé dans La Repubblica du 29 janvier 2009 Jean Musitelli, il faut bien distinguer les propos de Mitterrand de l’instrumentalisation très extensive de cette prétendue doctrine par les amis des ex-terroristes italiens.

Par ailleurs, les présidents successifs, Chirac et Sarkozy, n’ont pas clarifié leurs positions. Ils ont eu et ont encore une politique au cas par cas, déterminée par l’état des relations diplomatiques avec l’Italie et les « mouvements » de l’opinion, en l’occurrence ceux impulsés par les amis des ex-terroristes.

Un deuxième facteur provient de la faible connaissance par les juristes français du droit constitutionnel ou pénal italien, comme l’a bien montré le juriste Frank Lafaille. Cette méconnaissance, doublée de reproches fréquemment formulés par les magistrats français à l’encontre leurs collègues italiens sur le contenu des dossiers d’extradition, facilite la réception de la « thèse » selon laquelle l’Italie des années 70 était un Etat répressif, policier voire autoritaire.

Guerre civile ou terrorisme ?

Cette vision française des années de plomb s’était répandue à chaud par le biais des militants de l’extrême gauche des deux côtés des Alpes. Comme l’a montré Marco Gervasoni, elle se retrouve aussi dans L’Unité, le journal du Parti socialiste de François Mitterrand. Plus récemment, l’interprétation venue d’Italie, par exemple avec Giovanni Pellegrino, ex-président de la « commissionne parlamentare d’inchiesta sul terrorismo in Italia », selon laquelle l’Italie aurait connu « une guerre civile » ou « une guerre civile de basse intensité », a été largement reprise en France par tous les défenseurs des ex-terroristes. En effet, de leur point de vue, cette expression légitime leur combat en faveur des « victimes d’une juste cause ». Elle peut même servir à justifier les actes répréhensibles de l’époque puisque, comme chacun sait, dans une guerre beaucoup d’erreurs peuvent être commises. En outre, dans certains secteurs de l’opinion française, les victoires de Berlusconi ont accrédité l’idée que la démocratie italienne n’en était pas vraiment une. Les demandes d’extradition formulées par ses gouvernements devaient donc être repoussées. Ce qui occulte la continuité complète en cette matière entre les gouvernements de centre droit et de centre gauche et le large consensus italien.

Milieux intellectuels et réseaux d’influence

Enfin, nombre d’intellectuels se sont mobilisés en faveur des ex-terroristes avec des motivations différentes. Certains, tel Bernard-Henry Lévy, condamnent leurs actes, mais en appellent aux traditions françaises des droits de l’homme, de l’amnistie, au respect de la parole de la France donnée par Mitterrand et à la réconciliation en Italie. D’autres, à l’instar de Fred Vargas, sont convaincus de l’innocence de tel ou tel de leurs protégés, dont Cesare Battisti. D’autres enfin agissent pour des raisons idéologiques et en vertu de passions séculaires ainsi que l’a expliqué Frank Lafaille dans La Stampa du 29 janvier. Or, en France, les intellectuels exercent un magistère qui influence le pouvoir politique de droite ou de gauche et ils disposent de puissants réseaux d’influence. 

Que retenir de tout cela ? Trois grandes leçons. Les Français, complaisants envers les terroristes italiens, font preuve d’une indifférence totale envers les victimes du terrorisme, comme l’ont dit avec force les magistrats Armando Spataro et Gian Carlo Caselli au colloque de Paris, et ne saisissent pas le climat de peur de ces années terribles. L’ignorance étant mauvaise conseillère, il est plus que temps d’enseigner en France l’histoire de l’Italie en général et de la République en particulier. Enfin, il est nécessaire que les autorités françaises et italiennes facilitent le travail des historiens en leur laissant l’accès aux archives.