Tout commence peu après l’élection présidentielle de 1995 qui a vu la victoire de Jacques Chirac sur Lionel Jospin. Depuis quelques temps déjà le nouveau président s’est laissé convaincre par Alain Juppé, alors que celui-ci n’était que le ministre des affaires étrangères du gouvernement de cohabitation dirigé par Edouard Balladur : on ne peut pas faire de défense européenne si l’on n’est pas présent là où sont nos principaux partenaires européens, c’est-à-dire dans l’OTAN. Dès le mois de décembre 1995, Chirac amorce le mouvement en mettant en avant deux conditions : la reconnaissance par les Etats-Unis de la vocation européenne à développer sa propre défense et l’attribution à des officiers français de postes d’importance dans les instances dirigeantes de l’organisation atlantique.
Au printemps-été 1996, la France semble avoir gain de cause. Au Conseil atlantique de Berlin, en juin, les Américains et leurs alliés les plus proches, comme les Britanniques, acceptent l’idée d’une composante européenne de la défense commune. Des troupes affectées à l’Alliance pourraient être amenées à accomplir, sous commandement européen, des missions en utilisant les moyens de l’OTAN. On parle de « forces séparées mais non séparables », autrement dit de forces qui pourraient agir sans l’OTAN, dans des conflits où celle-ci ne voudrait pas intervenir, mais qui pour autant ne seraient pas indépendantes de l’organisation atlantique. Une structure très compliquée est mise en place dans le but de satisfaire tout le monde, ceux qui recherchent une défense européenne autonome voire indépendante et ceux qui ne jurent que par la protection américaine.
Pour le président de la République c’est un progrès qui l’incite à avancer son prochain pion : la revendication de postes de responsabilités dans la chaîne de commandement de l’OTAN. Au mois d’août, il adresse une lettre au président Clinton revendiquant pour l’Europe un des trois commandements régionaux de l’OTAN, le commandement Sud basé à Naples, traditionnellement assuré par un amiral américain. Quelques semaines auparavant il avait tenté un coup de poker : son ministre de la défense, Charles Millon, avait demandé discrètement que le commandement suprême des forces alliés en Europe (SACEUR) revienne à un Européen. Depuis la création de l’OTAN en 1949, le SACEUR est un général américain qui commande aussi les forces américaines stationnées en Europe. Le refus avait été poli mais ferme.
L’enjeu de la Ve flotte
Tant pis pour le SACEUR, pense Chirac, mais au nom du partage des responsabilités reconnu à Berlin, il ne voit pas pourquoi le commandement Sud ne reviendrait pas à un Européen, et quand il dit un Européen, tous nos alliés sont convaincus qu’il sous-entend un Français. Même refus de Washington. La presse américaine publie la lettre de Chirac pour témoigner de son outrecuidance. Clinton fait officiellement valoir que le commandant de la région Sud de l’OTAN a en même temps autorité sur la Ve flotte qui mouille en Méditerranée et qui, de surcroît, est équipée d’armes nucléaires.
Débutent alors d’interminables négociations qui se poursuivront jusqu’en avril 1997. Les diplomates des deux côtés de l’Atlantique cherchent la formule qui, sans entamer la prééminence américaine en Méditerranée, pourrait donner satisfaction à la France. Attaqué par la vieille garde gaulliste, Chirac a besoin d’un succès, même symbolique. Des anciens collaborateurs du général l’accusent dans une lettre ouverte de brader l’héritage du fondateur de la Cinquième République. Les experts évoquent la séparation entre le commandement Sud de l’OTAN proprement dit et la responsabilité de la Ve flotte. Ou bien des périodes transitoires ou des solutions provisoires.
La France isolée en Europe
La cause est plus française qu’européenne. Le soutien de nos partenaires est tiède. Même si Chirac a dit que le premier amiral à bénéficier d’un nouveau partage des rôles pourrait être italien, le gouvernement de Rome (centre-gauche) est méfiant. Le chancelier allemand Helmut Kohl plaide à Washington pour le projet français car le rapprochement de la France avec l’OTAN résoudrait un vieux dilemme de la politique étrangère allemande. Mais les Allemands, comme les Britanniques, craignent d’être obligés de céder des postes de responsabilité aux Français si ceux-ci reviennent dans la structure militaire intégrée.
Etait-on proche d’un compromis qui aurait permis au projet Chirac de se réaliser, en avril 1997 quand intervient la dissolution de l’Assemblée nationale ? C’est probable. Cependant la campagne électorale, la victoire de la gauche et la formation du gouvernement Jospin retardent la conclusion. A plusieurs reprises, Jacques Chirac avait annoncé son intention de juger du résultat des négociations avec Washington avant de définir sa position vis-à-vis de l’OTAN. Il n’en a pas le temps. Il est pris de court par le premier ministre Lionel Jospin qui, un beau jour de juin, et sans lui en avoir référé, fait lire au porte-parole du Quai d’Orsay un communiqué : « La France juge que les conditions d’un retour dans la structure militaire intégrée de l’OTAN ne sont pas réunies. » La France ? En fait le gouvernement de la gauche plurielle ! Ironie de l’histoire : en 1966, les députés SFIO avaient déposé une motion de censure contre la sortie du commandement de l’Otan. Le président Chirac n’a plus qu’à s’incliner. C’est la fin d’une opération bien pensée mais mal entamée et le premier accroc de la cohabitation.