François Mitterrand et la réunification allemande

Dans un entretien pour Boulevard Extérieur, l’historien Frédéric Bozo revient sur l’attitude de François Mitterrand au moment de la réunification allemande, en 1989-1990. Il considère que dans l’ensemble, le président de la République « a bien géré » le problème, en permettant une relance de la construction européenne. Frédéric Bozo est l’auteur de Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande. De Yalta à Maastricht (Odile Jacob 2005). La traduction vient d’en paraître en anglais. Propos recueillis par Daniel Vernet.

 

La manifestation de la Concorde, le 9 novembre, a été présentée par Pierre Lellouche, ministre délégué aux affaires européennes, comme une sorte de réparation de l’incompréhension manifestée par François Mitterrand au moment de la réunification. Cette attitude est-elle justifiée aux yeux de l’historien ?

Il faut distinguer deux registres : la politique menée et la perception de cette politique. Sur le premier point, on peut dire, avec le recul de vingt ans, que la France n’a pas grand-chose à se reprocher. François Mitterrand a bien géré la réunification allemande, dans la ligne de ce qu’avait dit De Gaulle dès les années 1960 : il s’agissait de reconnaître la légitimité de l’aspiration allemande à l’unité tout en s’assurant que le processus soit géré dans un cadre européen et international qui permette de maîtriser les conséquences de l’événement.

Il est désormais établi que, contrairement à une légende tenace, la politique de Mitterrand n’a nullement consisté à s’opposer ni même à essayer de freiner la réunification allemande. Il savait que c’était illégitime, inutile et dangereux. Il a en réalité mené une politique beaucoup plus constructive, dont le résultat a été une relance franco-allemande de l’intégration européenne qui a abouti au traité de Maastricht en 1992.

Dans le registre de la perception en revanche, la politique française n’a, il est vrai, pas donné le sentiment d’une grande empathie pour la réunification allemande. On en revient au « grand discours » que Mitterrand n’a pas prononcé. De mon point de vue, il ne l’a pas fait non par erreur de communication, mais pour des raisons politiques. Il a estimé qu’il ne fallait pas encourager une marche forcée vers la réunification dans laquelle il redoutait, jusqu’en janvier 1990, qu’Helmut Kohl ne se lance sans considération pour l’environnement international. D’autre part, il considérait, à tort ou à raison, qu’il devait agir en patriote français et non en patriote allemand. En ce qui concerne la manifestation de la Concorde, il est approprié de vouloir montrer aux Allemands, vingt ans après, que cet événement fait désormais partie de notre histoire commune.

L’idée que l’URSS détenait la clef de l’unité allemande n’a-t-elle pas joué un rôle dans les réflexions de Mitterrand ?

Un rôle majeur. La grande obsession de Mitterrand, au fur et à mesure que les événements se précipitaient, a été d’éviter qu’ils ne conduisent à un retour de bâton à Moscou. La crainte était que la fin de l’empire soviétique, si elle n’était pas gérée avec précaution par les Occidentaux, ne provoque une coalition des communistes et des nationalistes à Moscou qui déstabiliserait Mikhaïl Gorbatchev et mette fin à la perestroïka. La présence de Gorbatchev et sa politique de réformes étaient considérées par lui comme la condition de la fin de la guerre froide. Mitterrand a en effet été le premier, à l’Ouest, à voir dans l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir la possibilité d’un dépassement du statu quo.

Cela étant, la crainte de déstabiliser Gorbatchev n’était pas propre à Mitterrand ; elle était partagée par George Bush et par Helmut Kohl, même si ce dernier a très vite compris que l’aide économique et financière allemande à l’URSS serait un argument décisif.

Cette inquiétude n’était pas infondée, comme l’a montré la tentative de putsch d’août 1991 contre Gorbatchev, qui est une sorte de réplique du tremblement de terre de 1989.

Mitterrand a-t-il cru un moment que l’URSS pourrait s’opposer à la réunification allemande ?

Il ne comptait pas là-dessus, au sens où il ne l’espérait pas, mais il s’attendait probablement à une résistance plus forte de la part de Moscou. Il s’inquiétait surtout du risque de réaction brutale ou incontrôlée de l’URSS aux événements allemands. Il voulait éviter un scénario qui aurait dégénéré, à Berlin notamment.

Derrière cette continuité de la politique française telle que vous la présentez, ne peut-on pas distinguer des phases et une évolution au cours des derniers mois de 1989 ?

A mon sens, il y a eu une grande continuité dans les principes, et ce au moins à partir de l’entretien de juillet 1989 donné à quelques journaux européens, dans lequel Mitterrand a été le premier chef d’Etat occidental à parler sans ambages de la réunification allemande. Le cadre est resté très stable, avec une double conditionnalité : le processus doit être démocratique et pacifique. En ce sens, le tournant a lieu après les élections de mars 1990 en RDA : la condition démocratique est remplie, et le cadre international des négociations « 2+4 », garant du caractère « pacifique » de l’unification, est désormais une réalité.

Cela étant, on doit aussi analyser la politique de Mitterrand à la lumière de la politique allemande elle-même. Kohl gardait un jeu très fermé. Le fait qu’il n’ait pas associé Mitterrand au plan en dix points rendu public fin novembre 1989 a pesé sur la gestion commune des événements. Une gestion symbolique par Mitterrand, une gestion franco-allemande auraient été plus à la hauteur du bouleversement historique, et les polémiques actuelles n’auraient pas lieu d’être. Mais elles n’ont pas été possibles aussi parce que Kohl n’aura lui-même pas su faire le « geste » politique nécessaire.