Gaza : quelle stratégie poursuit Israël ?

Dans un pays où les généraux sont partout dans la presse et le débat public, où chacun s’improvise expert militaire et où la spéculation stratégique est une seconde nature, on cherche en vain parmi les multiples justifications avancées pour soutenir l’offensive « Plomb durci » contre Gaza de décembre 2008-janvier 2009 un dessein rationnel qu’elle aurait pu servir.

Les justifications de l’opération à Gaza, de la plus généralement acceptée aux plus ésotériques, laissent également incrédule : 

Mettre fin aux tirs de missiles contre les villes israéliennes voisines de la bande de Gaza et obtenir le rétablissement de la trêve. C’est la raison la plus acceptée en Israël et dans le monde mais aussi la moins clairement établie dans les faits. La trêve avec le Hamas avait deux conditions : l’ouverture des points de passage entre Israël et la bande de Gaza et l’arrêt dans celle-ci des opérations militaires israéliennes. Comme on sait, Israël n’a pas rempli ces deux conditions, une situation qui forçait le Hamas à réagir, sauf à ce qu’il continue à accepter ce qui était devenu un cessez-le feu unilatéral auquel Israël ne s’estimait pas tenu. C’est ce qu’il a fait à l’expiration de la trêve en refusant de la prolonger et en lançant des attaques de missiles contre Israël. Dirigées contre des civils, ces attaques étaient inacceptables ; mais c’est un risque qu’Israël avait assumé en refusant d’observer la trêve aux conditions auxquelles elle avait été conclue.

De son côté, par ses attaques, le Hamas assumait celui de représailles israéliennes, tout en cherchant au fond à prolonger la trêve à de meilleures conditions. Si Israël voulait prioritairement mettre ses citoyens à l’abri des tirs de missiles du Hamas, la réponse la plus sûre et la plus prudente aurait été une combinaison de ripostes militaires ciblées et de gestes politiques tels que l’allégement du bouclage ou l’adoption des règles de retenue de sa part dans l’emploi de la force militaire à Gaza. 

Affaiblir le Hamas et détruire ses infrastructures à Gaza : la faiblesse des motifs stratégiques qui précèdent amène logiquement à en envisager un autre, d’ailleurs cohérent avec l’ampleur de l’offensive à Gaza, qui était d’infliger une sévère défaite au Hamas. Dans sa stratégie vis-à-vis du Hamas, Israël a eu plusieurs options. La plus cohérente avec le progrès des négociations de paix aurait été d’encourager la formation d’un gouvernement palestinien d’unité nationale, processus qui aurait forcé le Hamas à en assumer ne serait-ce qu’implicitement le contenu, tout en l’impliquant à travers un gouvernement de coalition plus représentatif que celui de Mahmoud Abbas, désavoué par les urnes.

Cette option n’était pas acceptable pour Israël, d’accord en cela avec l’Amérique en guerre contre le terrorisme. L’option alternative qui par défaut a eu leur soutien, l’éviction forcée du Hamas par le Fatah, ayant échoué, Israël a opté pour une stratégie de containment qui a pris une forme détestable, un blocus de la bande de Gaza en forme de punition collective de ses habitants. Elle n’a pas affaibli l’emprise du Hamas sur ceux-ci, par solidarité nationaliste dans l’épreuve, et par défaut d’alternative au contrôle social du mouvement islamiste dans l’espace restreint de Gaza, encore rétréci par le blocus.

On peut présumer que l’offensive militaire aura les mêmes effets, d’autant qu’elle a durement atteint la population civile : celle-ci en voudra au Hamas, dont la popularité décroît d’ailleurs, d’avoir provoqué la riposte d’Israël, mais n’en tiendra pas moins celui-ci pour responsable. En outre, à la politique de réduction du Hamas par l’isolement ou par la violence, il aura constamment manqué un volet politique destiné à valoriser ses adversaires politiques palestiniens. Non seulement on n’a rien donné d’autre à Mahmoud Abbas, otage d’un processus de paix en trompe l’œil, que la liberté de réprimer le Hamas en Cisjordanie, ce qu’il fait d’ailleurs brutalement ; mais le maintien des check-points et la poursuite de la colonisation l’affaiblissent chaque jour.

En tant que mouvement politique et social, les ramifications du Hamas lui permettront sans doute de survivre à peu près intact à l’offensive israélienne. De ses capacités terroristes, on ne sait que peu de choses. Elles ont sans doute été provisoirement atteintes par les opérations israéliennes. Mais en la matière, deux limites de la capacité de nuire du Hamas, l’absence d’attentat suicide depuis plusieurs années et l’absence de liens actifs avec Al Qaïda, la première sans doute et la dernière sûrement, sont l’effet de choix autonomes de sa part. Ils sont essentiels, le premier pour la sécurité d’Israël, le second pour l’Occident dans son ensemble. L’opération israélienne ne pouvait au mieux qu’être neutre sur ces deux points. 

Rétablir la capacité dissuasive d’Israël dans un contexte marqué par les limites de l’offensive contre le Hezbollah de 2006 et la montée de l’Iran : l’offensive militaire menée par Israël au Liban en 2006 avait laissé un goût amer à l’opinion israélienne. Non qu’elle fût impopulaire en elle-même, en dépit d’objectifs trop généraux et mal définis (briser l’infrastructure du Hezbollah et peut-être le mouvement lui-même) mais en raison des difficultés sérieuses qu’avait éprouvées l’armée israélienne lorsqu’elle dut improviser des incursions terrestres en territoire libanais pour prendre le relais d’une campagne aérienne qui s’était avérée aussi violente que peu décisive. La préparation des unités d’infanterie, la qualité du commandement, la motivation-même des officiers avaient été critiquées.

Gaza a ainsi fait figure de revanche : l’opération a impliqué forces terrestres, aériennes et maritimes dès le début, dans une version israélienne de la doctrine américaine de « shock and awe » (choc et effroi). Les opérations ont été conduites par une armée préparée au combat urbain et faisant tout pour minimiser ses pertes. Soutenue dans son principe et réussie dans ses modalités du point de vue israélien, elle n’a fait l’objet quasiment d’aucune opposition en Israël. C’est là un objectif qui complète les précédents : démontrer l’aptitude du pays à frapper fort en apportant une réponse dont les Israéliens eux-mêmes font une vertu de ce qu’elle est « disproportionnée » aux attaques du Hamas ; c’est une façon de manifester la capacité dissuasive du pays dans un contexte régional marqué par la montée d’un Iran hostile et de son programme nucléaire. Ce message a quasiment fait l’unanimité en Israël.

Le problème est qu’il est superfétatoire et qu’il a une dynamique propre qui risque de déjouer les calculs de ses auteurs. Superfétatoire, car nul, en particulier chez les Palestiniens qui l’éprouvent tous les jours, ne doute de la supériorité militaire des Israéliens et de leur détermination à en faire usage. Dangereux car, déconnecté de toute perspective politique, le recours la violence a sa dynamique : à court terme, il ne peut régler à lui seul le problème des missiles, et le conflit risque de reprendre ; sur le plan politique, la majorité sortante peut être privée des fruits politiques de l’opération « plomb durci » au profit des extrémistes (comme en 1996 l’opération « raisins de la colère » au Liban avait fait le jeu du Likoud de Netanyahou) ; à moyen terme, elle va rendre encore un peu plus difficile de renouer avec un vrai processus de paix, pour l’opinion israélienne renvoyée aux vertus de la force face à l’hostilité primordiale de son environnement, et pour l’opinion arabe qui soutient une fois de plus la vision d’un Israël implacable et guerrier, et qui agit dans l’impunité.

 

La stratégie israélienne tient en une démonstration de force, opérée contre un ennemi que l’étroitesse de son implantation et la faiblesse de ses moyens rend à peu près impuissant. Il n’y a pour Israël ni gloire ni profit politique à vaincre à Gaza, sinon un retour artificiel et forcément passager à l’unanimité patriotique de ses combats fondateurs. Il n’y a pas de solution militaire face aux dilemmes que lui pose la situation des Palestiniens, comme le montre l’opération de Gaza qui, au fur et à mesure que le temps passera, fera sans cesse plus clairement figure d’impasse.