La crise sanitaire que nous traversons avec le Covid-19 est la plus importante connue par la France depuis un siècle, lorsque la grippe espagnole frappa l’Europe, en 1918 et 1919. Apparue dans un contexte bien différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, l’épidémie provoqua la mort de 20 à 50 millions de personnes dans le monde en deux ans, soit environ quatre à cinq fois plus que le nombre de victimes de la Première Guerre mondiale.
C’est la pandémie la plus grave connue dans l’histoire, devant la « peste noire » de 1348 (34 millions de morts d’après des estimations). Cet épisode meurtrier poussa d’ailleurs la Société des Nations (SDN) nouvellement créée à instaurer en son sein un Comité d’hygiène, ancêtre de l’Organisation mondiale de la Santé.
D’origine chinoise, la maladie muta ensuite aux États-Unis. Pourquoi l’appeler « grippe espagnole » ? Car l’Espagne fut le seul État à publier librement des informations sur la maladie. Neutre pendant la guerre, le pays n’était en effet pas tenu au secret militaire. Du fait de ce contexte de conflit, et de l’état sanitaire des populations à l’époque, la pandémie actuelle est bien différente de celle d’il y a un siècle.
L’Inde et la Chine les plus touchées
D’après l’historien Niall Johnson, la grippe espagnole toucha sévèrement l’Inde (18 millions de morts, soit 6 % de sa population), la Chine (9 millions) et l’Europe (2,3 millions de morts). Elle se caractérisa donc par une mortalité 10 à 30 fois plus forte que la grippe saisonnière, avec un taux de létalité entre 2 et 5 %. En l’absence d’antibiotiques, la maladie causait souvent la mort au bout de dix jours de symptômes douloureux, sur des individus épuisés et affaiblis.
Rassurons-nous toutefois. Si la prolifération de la grippe espagnole fut si forte à l’époque, c’est parce que les populations n’avaient pas conscience – contrairement à aujourd’hui – des mesures d’hygiène et de précaution élémentaire à prendre : confinement, distanciation sociale, lavage des mains… À l’époque, la grippe espagnole se répandit dans des paquebots remplis de voyageurs qui traversaient l’Atlantique, et engendra un foyer épidémique particulièrement vif du côté de Boston et de la Californie. Rapidement, la majorité des grandes villes américaines furent infectées.
Une population affaiblie par le conflit
En Europe, le virus a sans doute été rapporté par les soldats américains venus en 1917 en renfort pour aider la Triple Entente dans la guerre. En 1918, le virus connaît une diffusion exponentielle : en deux semaines, il couvre tout le continent nord-américain. Le mois d’octobre 1918, quelques semaines avant la fin de la guerre, est particulièrement meurtrier. Le virus y est d’autant plus virulent et mortel que les populations sont alors harassées par le conflit. Des personnalités comme le poète Guillaume Apollinaire y succombent, et aux États-Unis, une infirmière sur quatre en meurt.
De l’Europe, le virus se répand jusqu’aux colonies par le biais des paquebots. En novembre 1918, alors qu’on célèbre la fin de la guerre, l’épidémie devient une pandémie mondiale, présente sur tous les continents. En Afrique et en Asie, la proportion de personnes contaminées oscille entre 30 et 80 %, du fait du faible niveau d’hygiène, de la pauvreté et de la situation démunie des colonisés. Seule l’Australie parvient à mettre sur pied un système efficace de quarantaine.
L’absence d’informations
Pourquoi n’a-t-on alors pas beaucoup parlé de cette pandémie dans la presse de l’époque ? À cause de la censure de guerre. De fait, la grippe espagnole n’est pas restée très présente dans les mémoires collectives, éclipsée par la mémoire très forte de la Première Guerre mondiale, qui fut dans les années et décennies suivantes largement célébrée par les cérémonies officielles et par les anciens combattants.
Après une accalmie en décembre 1918, l’épidémie reprend de la vigueur en 1919. Certains pays restent même touchés jusqu’en 1920. Parmi les bizarreries liées aux phénomènes de rumeurs, et des mouvements de panique, le prix du rhum, réputé antidote, flambe.
Le personnel médical sur le front
Pourquoi cette grippe est-elle apparue à ce moment-là ? Comme le rappelle le Pr Berche, professeur de microbiologie à l’hôpital Necker (Paris), cela s’explique par « de mauvaises conditions sanitaires, des populations affaiblies et de grands rassemblements » liés au contexte de la fin d’une guerre planétaire longue de cinq ans.
« On pense que la grippe espagnole est apparue d’abord au Kansas où elle a contaminé de jeunes soldats américains, qui étaient réunis trois mois dans des camps de formation militaire, à raison de 50 000 à 70 000 individus, avant de traverser le pays et de prendre la mer pour l’Europe », ajoute l’expert. En effet, les avis divergent encore sur l’origine géographique première de ce virus.
Comme l’analyse l’historien des sciences Guillaume Lachenal, au plus fort de l’épidémie, à l’automne 1918, la réponse médicale a été complètement inadaptée : « Manque de lits, de médicaments et surtout de personnel, les médecins, infirmiers et infirmières – qui comptent aussi parmi les premières victimes de la maladie – étant massivement mobilisés sur le front. Les autorités militaires agissent à l’aveuglette, laissant des malades en permission diffuser la grippe dans tout le pays, tout en faisant au mieux pour recenser les cas, grâce à une bureaucratie minutieuse et discrète – censure oblige. »
La grippe espagnole aux origines de l’OMS
L’épidémie a été un catalyseur pour pousser à la création d’une organisation internationale consacrée à la santé mondiale. En 1907 déjà, l’« Office international d’hygiène publique » (OIHP) avait été créé à Paris, muni d’un secrétariat permanent et d’un « comité permanent » qui organisa plusieurs conférences. Mais en 1918-1919, les États-Unis s’opposent à ce que l’OIHP passe sous le contrôle de la Société des Nations (SDN) nouvellement créée, à laquelle ils n’ont pas adhéré – le Congrès américain se prononçant contre cette adhésion, au nom de l’isolationnisme.
Dans l’entre-deux-guerres, l’Organisation poursuit toutefois son action, et adopte en 1926 une Convention sanitaire internationale contenant pour la première fois des dispositions relatives à la variole et au typhus. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, deux organismes sanitaires internationaux distincts coexistent en Europe, l’OIHP et l’Organisation d’Hygiène de la Société des Nations. Sur le continent américain, l’Organisation sanitaire panaméricaine tente de mettre en place une gouvernance continentale de la santé.
Finalement, il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création de l’ONU en 1945 pour qu’une agence spécialisée chargée de la santé, l’OMS, soit créée, et basée à Genève, en 1948. Sa mission est de conduire la population mondiale au « plus haut niveau de santé possible ».
Le Covid-19, un défi inédit pour l’OMS
La médiatisation actuelle des alertes grippales ne doit toutefois pas faire oublier qu’au quotidien, depuis des années, d’autres maladies sont beaucoup plus meurtrières – surtout pour les peuples des pays du Sud touchés par la pauvreté. Le paludisme tue 400 000 personnes par an, et le sida, considéré depuis 2002 comme une pandémie globale, tue actuellement 770 000 de personnes par an (contre 2 millions par an il y a une douzaine d’années).
Le 11 mars 2020, l’OMS annonce l’alerte pandémique et déplore l’inaction des gouvernements pour combattre ce virus. « Nous sommes très inquiets des niveaux de diffusion et de dangerosité, ainsi que des niveaux alarmants de l’inaction des États », a indiqué le directeur général de l’OMS, l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus.
En à peine trois mois, près de 120 000 cas de coronavirus se sont déclarés dans 110 pays, tuant plus de 6 000 personnes. Les États réagissent distinctement, chacun à leur façon, à cette crise pandémique. L’Union européenne commence à peine à organiser son action. Au niveau mondial, c’est aujourd’hui à l’OMS de coordonner les mesures à prendre, dans un esprit démocratique et humaniste, et particulièrement de veiller à ce que les populations les plus pauvres ne soient pas abandonnées et que les États coopèrent entre eux pour vaincre la maladie. Un test inédit pour cette organisation, qui révélera sa force ou sa fragilité.