Hassan Rohani, un président qui peut plaire au Guide suprême

L’élection d’Hassan Rohani à la présidence de l’Iran, lors du premier tour du scrutin le 14 juin, est aussi une victoire pour le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Un commentaire de François Nicoullaud, analyste de politique internationale, ancien ambassadeur de France en Iran.

Quelqu’un dort mieux en Iran depuis l’élection à la présidence du religieux Hassan Rohani : c’est Ali Khamenei, Guide suprême de la révolution islamique, qui a en effet toutes les raisons d’être satisfait de la façon dont s’est déroulée cette nouvelle « épopée écrite par le peuple iranien », selon le langage des déclarations officielles.

 

Lors des élections précédentes, au plus fort des manifestations de juin 2009, lorsque des centaines de milliers, peut-être des millions de personnes avaient défilé dans les rues des grandes villes d’Iran pour protester contre le détournement de leur vote, l’état-major des Pasdaran avait maintenu pendant une quinzaine de jours un avion prêt en permanence à décoller pour exfiltrer, si nécessaire, le guide de la révolution, probablement en direction de la Syrie. C’est dire la nervosité du régime, qui avait alors vacillé sur ses bases.

Tout ceci en raison de l’annonce précipitée de la victoire d’Ahmadinejad dès le premier tour, avec 62% des voix, contre son principal concurrent Mir Hossein Mousavi. Puis, pour tenter de faire taire les protestataires, Khamenei avait lui-même délivré le prêche du vendredi suivant à Téhéran, et présenté les résultats comme reflétant le « jugement de Dieu ». Sans succès, puisque les troubles avaient continué, ébranlant dès lors son autorité. Pourquoi avoir ainsi donné tous les signaux de la fraude, puis d’un verrouillage précipité du dispositif ?

 

La hantise du complot extérieur 

Il semble bien qu’à l’époque le cœur du régime s’était persuadé que la candidature de Mousavi était portée par un complot extérieur, bien entendu conduit par les Américains, les Saoudiens et les Israéliens, en vue de renverser la république islamique par une sorte de révolution de velours. Khamenei lui-même n’avait pas dû être trop difficile à convaincre, portant une haine cordiale à Mousavi pour sa constance à le cantonner dans des fonctions protocolaires durant leur longue cohabitation, de 1981 à 1989, lorsque lui-même était président de la République, et Mousavi premier ministre. (Un amendement à la Constitution a depuis fait depuis disparaître la fonction de premier ministre). L’idée de subir à nouveau Mir Hossein Mousavi en 2009 devait donc lui être insupportable. Il n’osait cependant pas le faire éliminer par le conseil des gardiens, chargé du tri des pré-candidatures. Sur quel motif en effet ? Mousavi conservait l’aura du premier ministre ayant géré le pays durant la guerre de « défense sacrée » contre Saddam Hussein, jusqu’en 1988, et se maintenait depuis dans une réserve irréprochable. Son élimination ne pouvait plus dès lors venir que des urnes. Il était en particulier essentiel qu’il n’y ait pas de deuxième tour, car la coalition des battus du premier tour derrière Mousavi aurait pu mettre en difficulté Ahmadinejad, même si celui-ci devançait son principal concurrent au premier tour.

 

Eliminer les candidats gênants

 

Voilà donc le scénario-cauchemar qui a dû hanter Khamenei durant les quatre ans de la présidence d’Ahmadinejad, et qu’il s’agissait absolument d’écarter en 2013. Le cœur du régime a pris alors le contre-pied de sa tactique de 2009, en veillant à éliminer dès la procédure de tri conduite par le conseil des gardiens tout candidat qui aurait pu, s’il emportait la présidence, mettre en difficulté le Guide suprême, ou même lui faire simplement de l’ombre. Risque pour risque, on s’est rendu compte qu’il valait mieux écarter un candidat dangereux avant que ne s’anime la campagne et que ne s’échauffent les électeurs.

C’est ainsi que le conseil des gardiens a éliminé Esfandiar Rahim Mashaei, parent par alliance et mentor d’Ahmadinejad, que ce dernier, ne pouvant plus se présenter à l’issue de deux mandats, poussait publiquement en avant. Le conseil avait, il est vrai, de bons arguments, Mashaei s’étant fait beaucoup remarquer par des déclarations controversées, voire hérétiques, tant sur le plan politique que religieux. Mais le conseil a surtout pris la décision inouïe d’éliminer Ali Akbar Rafsandjani, éminence du régime, ancien président du parlement puis président de la République, encore président du conseil de discernement des intérêts du régime, homme d’immense influence, en laissant filtrer comme seul motif ses 79 ans, qui l’auraient rendu impropre à exercer de hautes fonctions exécutives. C’était un gros risque. L’opinion n’a pas bougé.

 

Huit candidats ont été finalement retenus pour concourir, tous de moyenne ou de faible envergure, quatre au moins carrément conservateurs, et tous offrant les garanties d’une parfaite loyauté au Guide suprême. Dès lors, le cœur du régime pouvait respirer : peu importait, à vrai dire, qui l’emporterait, la seule difficulté, devant une compétition aussi terne, étant d’assurer une participation satisfaisante de la population, scellant son adhésion à la République islamique. Mais là, si les pourcentages n’étaient pas au rendez-vous, il serait aisé, et sans conséquence, de gonfler un peu les chiffres. Le guide, pour sa part, tout en invitant vigoureusement les électeurs à se rendre aux urnes, pouvait répéter qu’il ne soutenait aucun candidat en particulier, et souligner que, même au sein de sa famille, personne ne savait pour qui il allait voter.

 

La dynamique de campagne

 

Et puis s’est produit le miracle d’une dynamique de campagne, attisée par les débats télévisuels, et portée par le comportement des candidats qui, entrant dans leur rôle, prenaient des positions de plus en plus contrastées, soulevant l’intérêt, puis l’engagement des électeurs. C’est ainsi qu’est monté en guère plus d’une semaine l’enthousiasme pour Hassan Rohani, religieux, homme nourri du système, mais qui s’est dit sans ambages prêt à œuvrer pour la libéralisation du régime, et surtout désireux de soulager aussi rapidement que possible la population en mettant fin à la crise nucléaire et aux sanctions associées, en normalisant la relation de l’Iran avec le monde extérieur, en redressant une économie mise à mal par la gestion erratique d’Ahmadinejad. Et, sans qu’on touche cette fois-ci à l’agrégation des résultats montés des bureaux de vote, Rohani, bénéficiant du désistement du seul candidat réformateur, publiquement soutenu par les anciens présidents Khatami et Rafsandjani, l’a emporté avec 50,7% des voix.

 

Khamenei aurait fait son affaire d’un autre vainqueur mais a aussi toutes les raisons de se satisfaire de l’élection de Rohani. Il le connaît depuis les débuts de la révolution islamique et l’a fait siéger sans interruption depuis 1989 au conseil suprême de sécurité nationale, lui en confiant longtemps le secrétariat, et même, jusque tout récemment, la tâche de l’y représenter personnellement lorsqu’il était absent. Il sait que Rohani est proche aussi de son rival Rafsandjani, nettement plus proche même sur le plan politique, mais cela ne l’a jamais empêché de lui faire confiance, ayant eu le temps de vérifier sa loyauté à son égard. Il sait par expérience, l’ayant vu à l’œuvre dans la conduite, de 2003 à 2005, de la délicate négociation nucléaire, que même avec des points de vue divergents, Rohani ne le prendra jamais par surprise, et acceptera à la fin des fins sans murmurer les décisions du Guide suprême. Ainsi rassuré, il est clair qu’il lui laissera d’importantes marges de manœuvre. Il sait d’ailleurs que Rohani, grâce sa longue fréquentation des arcanes du régime, saura composer une administration des meilleurs éléments disponibles, et les conduire avec autorité.

 

Une nouvelle légitimité ?

 

Si quelques résultats peuvent être affichés dans un délai raisonnable, sur le plan économique, sur celui des relations extérieures, enfin sur celui d’une libéralisation, même modeste, du régime, la République islamique, après cette élection réussie, pourra se targuer d’avoir obtenu un nouveau bail en termes de crédibilité, et même de légitimité. Elle aura alors fait mentir les prédictions qui la voyaient bientôt s’effondrer sous sa sclérose et la montée des mécontentements populaires. Certes, ni le meilleur, ni le pire, ne sont sûrs. Mais dans l’immédiat, Khamenei peut se dire qu’il aura peut-être en Rohani le partenaire idéal, apte à préparer le pays à sa propre succession.

 

Le Guide suprême exerce en effet sa fonction depuis près de vingt-cinq ans. Il aura bientôt 74 ans. Sa santé n’est pas parfaite. Après tous les tourments traversés, il doit sans doute aspirer à laisser le bilan d’un Iran enfin installé dans une certaine prospérité, assuré de son indépendance, et un peu moins brouillé qu’aujourd’hui avec presque tout le monde extérieur. Il peut en somme espérer avoir trouvé en Rohani l’homme de la situation, tant pour la république islamique que pour lui-même.