Hippocrate au Medef

Si le système de représentation associant organisations sociales et corps humain ne date pas d’hier, il a complètement retourné son angle de vision. Aujourd’hui les personnes physiques ne forment plus l’ossature de l’économie mais sont devenues des "actifs circulants" au service de l’entreprise, dans un système où l’homme est renvoyé à la périphérie de l’économie.

J’ai l’autre jour croisé un ami que sa profession à mené à la responsabilité d’un département dans une société de services. Comme je l’interrogeai sur la crise, il me répondit que son activité se comportait normalement et que ses résultats étaient pour l’instant inchangés mais qu’il avait tout de même dû se séparer d’un collaborateur pour, disait-il, « marquer le coup » – ou quelque chose comme ça. 

Au XVIIe siècle, quand une maladie s’annonçait, le médecin pratiquait l’éviction forcée d’une partie des fluides du corps afin de prévenir une des pathologies les plus appréhendée de l’âge classique : la pléthore. Celle-ci, représentée par un engorgement des humeurs (sang, bile ou flegme), était réputée asphyxier l’organisme sous l’effet d’un trop-plein qu’il fallait réguler par des épanchements divers : lavements, purgations et, surtout, saignées. Le système de représentation qui présidait à cette pratique était celui d’un corps fait de fluides dont la légèreté des échanges garantissait l’équilibre et la santé. Chassé par la grande porte par la médecine moderne, cet imaginaire est revenu par la fenêtre de l’économie : parler aujourd’hui de « dégraisser » ou « d’alléger » une organisation afin de la rendre plus « active » et plus « saine » revient à la figurer sous les traits d’un organisme luttant contre la pléthore au risque sinon d’être « alourdi », « essoufflé » dans son fonctionnement comme dans sa performance. Et lorsqu’on demande à la fonction publique de « faire mieux avec moins », c’est à cette même image de l’organe sain aux échanges fluides que l’on obéit. Au passage, la médecine aura mis des siècles à réaliser qu’un corps malade, lorsqu’on le saigne, s’affaiblit encore davantage – mais c’est une autre histoire. 

Car l’histoire dont il est ici question, et qui ressort de la petite phrase de cet ami croisé au hasard, est celle d’un glissement que notre actuelle crise, si elle ne le créée pas, rend plus palpable encore. Si le système de représentation associant organisations sociales et corps humain ne date pas d’hier, le fait marquant est qu’il a, avec le capitalisme, complètement retourné son angle de vision : auparavant, dans les images qui comparaient la société humaine à un corps, les organes étaient les hommes (représentés par leurs catégories : rang, rôle social, force de production) pendant que les fluides circulants étaient les « valeurs » produites (richesses, territoires, lois, œuvres). Aujourd’hui le système s’est inversé et les organes vitaux sont le siège des valeurs créées par des personnes morales (entreprise, Etat, système) pendant que les personnes physiques sont devenues les fluides d’échanges au service de l’organisme. En cela, le capitalisme a provoqué un changement radical : en plaçant l’organisation au centre du système, il a renvoyé l’homme à sa périphérie, le ravalant au seul rôle, passif, de fluide circulant, d’humeur interchangeable et, parfois, mauvaise. 

Ainsi l’entreprise et le Medef mentent-ils lorsqu’ils disent avoir pour justification de créer des emplois. L’entreprise n’a pas pour but de créer de l’emploi. L’entreprise a pour but de créer de la valeur. Lorsque cela passe par le fait de créer de l’emploi, elle le fait, mais lorsque pour créer (ou recréer) cette même valeur (quel que soit le nom qu’elle lui donne, du profit à la confiance) elle doit supprimer de l’emploi, alors elle le fait pareil. Ce que cette petite phrase montre bien c’est comment l’homme, autrefois aux croisements de l’organisme, n’en est plus que l’agent circulant, actif en temps de croissance, pléthorique en temps de crise, qu’il convient alors d’évacuer de manière ciblée pour « marquer le coup » et ainsi alléger l’organisme à titre préventif afin de prétendument rendre plus fluide la création de valeur. Aujourd’hui, l’organe vital est occupé par une création de valeur dont l’homme n’est plus que le trop-plein. Voilà une chose qu’Hippocrate n’avait pas prévu : pendant que l’organisation devenait organisme, l’humain est devenu humeur, et sert de régulateur à la bonne santé de la valeur. Jusqu’à l’absurde parfois, surtout en temps de crise : au XVIIe siècle, sur les champs de bataille, on saignait encore les blessés atteints d’hémorragie.