Histoire d’un malaise franco-allemand

A propos de 1989, Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat aux affaires européennes, a déclaré récemment qu’il s’agissait d’un « moment-clé de l’histoire européenne qui a été celui d’un rendez-vous raté entre la France et l’Allemagne » (discours prononcé à Verdun, 22 septembre 2009). Cette analyse justifie qu’on revienne encore et toujours sur les quelques mois qui se sont écoulé entre le 9 novembre 1989 et la réunification de l’Allemagne, le 3 octobre 1990, et qui continuent d’alimenter les débats sur la vision qu’avait la France des événements en Allemagne. En témoignent deux colloques qui ont eu lieu à Paris et Suresnes cette semaine, au cours desquels se sont exprimés plusieurs experts et personnalités, dont certaines ayant occupé des responsabilités de premier plan au cours des événements européens d’il y a vingt ans.

« Ne nous arrêtons pas sur les hésitations françaises de l’époque », a souligné l’ambassadeur Reinhard Schäfers (colloque à la Maison Heinrich Heine de la Cité universitaire, 5/11/2009). Il n’empêche : le même Reinhard Schäfers, alors en poste à Moscou, évoque les sentiments français de l’époque vis-à-vis de l’Allemagne en termes assez forts : « vive émotion », « tergiversations » et « malaise ». A l’appui de ce propos, les mémoires de Horst Teltschik, ancien conseiller diplomatique d’Helmut Kohl, qui écrivait à l’automne 1989 : « nos amis français ont bien du mal avec l’Allemagne ».

Cependant les hésitations n’étaient pas seulement françaises. L’ambassadeur Reinhard Schäfers rappelle qu’à Bonn même, « on n’a pas envisagé la possibilité d’une réunification avant la fin du mois de novembre, et encore on a préféré à ce moment-là parler de « confédération ». « A Moscou, il y avait une école de pensée favorable à l’envoi des chars contre les manifestants en RDA, et nous le savions bien ». Globalement, ce n’est pas avant janvier 1990 qu’on a pu, en Allemagne même, être à peu près sûr de la mort clinique de la RDA.

A propos du voyage de Mitterrand à Berlin-Est

Ceci relativise les critiques qu’on peut encore entendre à propos du voyage de François Mitterrand à Berlin-Est, en décembre 1989, qui continue à faire l’objet d’interprétations contradictoires. « Qui ne se souvient du voyage de l’ancien Président de la République à Berlin-Est, en réponse à une invitation que lui avait faite Erich Honecker, pour effectuer une visite d’Etat, le 20 décembre 1989, dans une RDA moribonde – la première et la dernière d’un Président de la République française, quelle ironie, dans ce pays – une visite qui apparaissait dès l’époque en complet contretemps avec l’histoire. Le Chancelier Helmut Kohl ne venait-il pas d’annoncer, 3 semaines auparavant, son plan en 10 points qui ouvrait la voie à l’unification ? » (Pierre Lellouche, Verdun, 22 septembre 2009).

Les responsables allemands n’ont pas tenu pas rigueur à Mitterrand de ce voyage. « Kohl et Genscher ont compris le voyage de Mitterrand à Berlin-Est. Le message de Bonn à Paris était le suivant : allez vous faire une idée vous-même de ce qui se passe sur le terrain », comme l’indique Joachim Bitterlich, alors chargé de l’Europe occidentale dans la cellule diplomatique d’Helmut Kohl (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009). « Ce qui nous est resté en travers de la gorge, ce n’est pas tant ce voyage que le traité commercial France-RDA, d’une durée de 4 ans, signé à l’occasion du voyage de Mitterrand en RDA en décembre 1989. Il s’agissait d’un mauvais signal », souligne l’ancien premier ministre est-allemand Lothar de Maizière (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009).

« Mitterrand a toujours été favorable à la réunification de l’Allemagne », dit pourtant l’ancien ministre des affaires étrangères Roland Dumas (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009), avant d’ajouter : « notre réaction a été celle d’une surprise sans désarroi ». Roland Dumas utilise néanmoins le mot d’ « angoisse » en parlant de cette période, pour ajouter qu’on ressentait à Paris le besoin d’une « réflexion saine » sur les conséquences d’une éventuelle réunification : « il ne fallait pas rejouer 1939 ».

De Gaulle déjà favorable à la réunification

Les textes confirment que François Mitterrand n’était pas opposé par principe à la réunification de l’Allemagne. Dans une interview au Nouvel Observateur du 28 juillet 1989, François Mitterrand s’exprime de manière ouverte sur la perspective d’une réunification de l’Allemagne, à condition que celle-ci se déroule « de manière pacifique et démocratique » (comme le rappelle l’ambassadeur Bertrand Dufourcq, colloque organisé par le Mouvement Européen à Suresnes, 7/11/2009). En 1981, au cours d’une rencontre avec le chancelier Schmidt, Mitterrand évoque une possible réunification allemande « à horizon de 15 ans », comme le rappelle l’historien Thilo Schabert, en ajoutant qu’à cette date-là, aucun Allemand ne pouvait prononcer ce genre de paroles sans être pris pour « quelqu’un d’extrême-droite » (Suresnes, 7/11/2009). Thilo Schabert ajoute que les Etats-Unis ont été beaucoup plus durs que les Français à l’égard de l’Allemagne en 1989 et 1990, parlant de « conditions », alors que les Français parlaient d’ « accompagner » ou d’ « encadrer » le processus de réunification.

Qu’en est-il exactement ? Pour Mitterrand, « la réunification de l’Allemagne était légitime, mais devait s’inscrite dans un contexte aussi européen et international que possible », souligne l’historien Frédéric Bozo (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009). « Mitterrand n’a pas cherché à s’opposer à la réunification, ajoute-t-il, mais on se trompe souvent sur ce sujet à cause de mauvaises sources, à commencer par les mémoires de Jacques Attali ». Si François Mitterrand était favorable intellectuellement à la réunification, il n’a certainement pas manifesté la sympathie spontanée que les Allemands attendaient peut-être de lui, reconnaît Frédéric Bozo. En résumé, la France était préoccupée par la perspective d’un Sonderweg allemand, autrement dit un décrochage allemand par rapport aux structures euro-atlantiques.

Quoi qu’il en soit, à propos de la politique française de cette époque, « tout était écrit dans les grands textes de De Gaulle, et Mitterrand a strictement suivi ce script », souligne Frédéric Bozo. Lors de sa conférence de presse de mars 1959, le général de Gaulle avait dit que « la réunification était le destin naturel du peuple allemand ». En février 1966, le même général de Gaulle présentait l’Europe des Six comme un préalable à « l’union de l’Europe tout entière, ce qui permettrait à notre Continent de régler pacifiquement ses propres problèmes, notamment celui de l’Allemagne, y compris sa réunification ». La question allemande était clairement présentée comme « le » problème européen.

La question de la frontière Oder-Neisse

Pour De Gaulle, cependant, l’une des principales exigences à formuler par Paris en cas de réunification allemande devait être la reconnaissance par l’Allemagne de la ligne Oder-Neisse comme frontière définitive avec la Pologne. La perspective d’une réunification faisait renaître à Paris les craintes du retour de l’Allemagne dans les frontières d’avant-guerre, jamais vraiment abolies dans les textes. Il est vrai que l’Allemagne a connu des « frontières floues pendant 1200 ans » (Thilo Schabert).

« Pour Kohl, la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse devait faire l’objet d’une célébration solennelle à la fin du processus de réunification », dit aujourd’hui Joachim Bitterlich (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009). Joachim Bitterlich ajoute que « les Français ont exercé sur ce point une pression plus forte que les Américains ». Mais le chancelier Kohl était soucieux de ne pas provoquer inutilement les sentiments exacerbés des nombreux électeurs allemands déracinés de Pologne en 1945 (les associations de réfugiés, ou Vertriebene, ont toujours eu un poids politique important, notamment en Bavière).

A propos du voyage de Roland Dumas à Berlin, le 1er mars 1990, tout entier dominé par le souci français de voir l’Allemagne confirmer l’intangibilité de la frontière Oder-Neisse, Joachim Bitterlich se souvient du sentiment, à Bonn, d’« un coup de poignard dans le dos ». Mais les Français n’étaient pas les seuls à insister sur ce point : « nous n’étions pas d’accord avec Kohl sur les atermoiements concernant la frontière Oder-Neisse », souligne l’ancien premier ministre est-allemand Lothar de Maizière (Maison Heinrich Heine, 5/11/2009), en rappelant que la RDA avait reconnu l’intangibilité de cette frontière pour sa part dès 1957, avec le traité de Görlitz. En juin 1990, finalement, la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse a été votée au Bundestag « avec seulement 13 voix contre », comme le rappelle l’ambassadeur Reinhard Schäfers.

Coups de poignards dans le dos

Le sentiment de recevoir des « coups de poignards dans le dos » est revenu assez fréquemment entre la France et l’Allemagne pendant toute cette période. François Mitterrand a été furieux de ne pas être averti du « plan en 10 points » présenté par le chancelier Kohl à Bonn le 28 novembre 1989, et qui esquissait la feuille de route de ce qui allait devenir la réunification allemande. « Le plan en 10 points ne disait rien sur l’Europe, rien sur l’OTAN ni sur la frontière Oder-Neisse », souligne l’ambassadeur Bertrand Dufourcq (Suresnes, 7/11/2009). « Ce plan aurait dû faire l’objet de consultations franco-allemandes préalables, dans l’esprit du traité de l’Elysée de 1963 », ajoute-t-il.

A la décharge du chancelier Kohl, Frédéric Bozo et Joachim Bitterlich soulignent que le plan en 10 points a été concocté dans l’urgence : si Kohl n’a pas parlé du Plan en 10 points à Mitterrand quand il le rencontra à Paris le 18 novembre 1989, c’est que ce plan n’était pas encore écrit. De plus, même Hans-Dietrich Genscher, le ministre des affaires étrangères, ne fut pas mis dans la confidence avant le 28 novembre. « On a eu de sévères controverses au sein de la chancellerie fédérale au moment de la rédaction du plan en 10 points : certains hauts fonctionnaires auraient préféré parler de « rapprochement » plutôt que de « structures confédératives » entre la RFA et la RDA », indique même Joachim Bitterlich.

Il fallut en définitive en passer par trois mois de doutes, d’irritations et d’insécurité jusqu’à ce que la machine européenne se remette en route : Joachim Bitterlich rappelle que le Conseil européen de Dublin d’avril 1990 a décidé que la conférence intergouvernementale sur l’Union économique et monétaire entamerait ses travaux en décembre 1990. « Sur l’Union économique et monétaire, François Mitterrand était pressé, Helmut Kohl non », indique l’ambassadeur Bertrand Dufourcq. Il n’empêche : l’Allemagne allait sacrifier le D-Mark (l’équivalent pour elle de la force de frappe nucléaire pour la France) sur l’autel de la construction européenne.

Il reste une énigme : pourquoi tant d’irritations à propos des réactions de la France alors que les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne partageaient les mêmes préoccupations à l’égard de l’Allemagne ? Le président George Bush (père) n’avait-il pas dit qu’il n’ « irait pas danser sur le mur » ? James Baker n’alla-t-il pas faire un voyage en RDA, lui aussi, après la chute du Mur ? Sans doute la proximité entre la France et l’Allemagne explique-t-elle le caractère sensible de ce dossier, encore manifeste vingt ans plus tard.