Venu de Hongrie, son pays natal, en 1938, pour échapper au régime semi-fasciste de l’amiral Horthy, cet observateur lucide et engagé, épris de justice et de liberté, n’a cessé de réfléchir sur le sort de la « Mitteleuropa », dont il était issu, cette partie de l’Europe qui fut longtemps séparée du reste du continent par la guerre froide avant de rejoindre enfin en 2004 l’Union européenne.
De la dislocation de l’empire austro-hongrois, dont il regretta la « destruction » par les vainqueurs de la première guerre mondiale, à la « fin des démocraties populaires » au lendemain de la chute du mur de Berlin, en passant par la glaciation stalinienne et post-stalinienne, contre laquelle se révoltèrent les peuples opprimés, François Fejtö a rendu compte, au fil de ses nombreux livres et articles, du tragique destin d’une région qui a donné au monde quelques-unes des grandes figures intellectuelles de la modernité.
Placés au centre de ces travaux, les trois tomes de son Histoire des démocraties populaires, parus respectivement en 1952, 1969 et 1992, allant de la mainmise soviétique au « post-communisme », ont assuré à l’auteur sa notoriété et à ses recherches une valeur de référence.
L’originalité de sa démarche, explique le politologue Jacques Rupnik, fut de se trouver à l’intersection de deux approches, celle des historiens du communisme, qui connaissaient bien l’idéologie marxiste-léniniste mais mal mes pays dans lesquels elle était appliquée, et les historiens de l’Europe centrale, qui n’ignoraient rien du passé de la région mais s’intéressaient moins au système politique qui lui était imposé.
François Fejtö saisit ensemble ces deux composantes en soulignant à la fois le poids de la domination soviétique et celui de facteurs endogènes tels que la faiblesse des expériences démocratiques antérieures, l’exacerbation des rivalités nationales ou la quasi-disparition des « contre-élites libérales ». Il fallait, dit-il dans ses Mémoires, « dégager les faits du halo d’illusions et de fictions collectives qui les entourait ».
Selon l’historien Ilios Yannakakis, François Fejtö, habitué par son métier de journaliste à « coller à la réalité », avait l’art de « faire parler les faits » mais aussi celui de les situer « dans une longue histoire ». Il sut en particulier mettre l’accent sur deux éléments décisifs : la « constante nationale », qui minait le système de l’intérieur, et les menaces de crises, « fil rouge » d’une analyse attentive à « ces moments où l’histoire oscille ».
L’insurrection de Budapest en 1956, que François Fejtö couvrit de Paris, avec l’émotion que l’on devine, comme journaliste à l’Agence France-Presse avant de s’en faire l’historien, fut un de ces moments-clés. « En 1956, on espérait améliorer le modèle, en 1989 on a donné congé au système », écrivait-il en 1990.
Bien qu’il fût le premier ouvrage de synthèse sur l’histoire de cette « Europe captive », le livre de François Fejtö n’eut pas en 1952 le succès qu’on aurait pu attendre. A l’époque, les intellectuels communistes avaient fait de l’Europe centrale leur chasse gardée. La voix d’un historien extérieur au parti n’était pas audible.
De plus, François Fejtö suscitait la méfiance : journaliste, immigré, il n’était pas reconnu par les milieux universitaires. De l’avis de ses amis, il en souffrit. Il faut dire que, dans ces années-là, la notion d’histoire immédiate, fondée sur les témoignages plus que sur les archives, n’avait pas cours. L’Institut d’histoire du temps présent n’existait pas. L’histoire politique, souvent événementielle, n’avait pas droit de cité.
Malgré le soutien de Raymond Aron, François Fejtö ne parvint jamais à obtenir la reconnaissance à laquelle il aspirait. Il fut certes admis à soutenir une thèse sur travaux en 1973 pour laquelle il lui fut accordé la mention très honorable avec les félicitations du jury mais il était trop tard : il ne serait jamais un membre à part entière de la communauté académique.
François Fejtö a sans doute eu tort d’avoir raison avant les autres. En conclusion de La fin des démocraties populaires, il écrivait : « Que le système fût malade, on le pressentait ou on le savait. L’erreur des deux côtés, à l’Est comme à l’Ouest, consistait en ce qu’on le croyait guérissable, réformable ». Cette erreur, une lecture attentive de ses travaux aurait peut-être permis de l’éviter.