Alexandre Soljenitsyne se considérait comme un « grain » tombé entre les deux « meules » de l’oppression communiste et du matérialisme occidental. A la fin du dernier volume de ses mémoires, Esquisses d’exil 1979-1994 (Fayard, 2005), Alexandre Soljenitsyne cite ces mots du poète russe Mikhaïl Lomonossov (1711-1765) : « La mort ne m’afflige pas : j’ai vécu, j’ai souffert avec patience et je sais que les fils de ma patrie me prendront en pitié ». L’auteur de L’Archipel du Goulag est mort le 3 août 2008 et si ses compatriotes s’intéressent moins que par le passé au grand écrivain, nombre de ses fidèles continuent d’honorer avec ferveur sa mémoire.
Au colloque des Bernardins, un de ses admirateurs, Bertrand Le Meignen, auteur d’une biographie à paraître à l’automne aux éditions Actes Sud, dit de lui qu’il incarna « la force spirituelle de l’homme seul ». Seul, il ne le fut pas vraiment, trouvant autour de lui, dans sa résistance opiniâtre au totalitarisme soviétique, des amis dévoués et résolus à risquer leur vie ou leur liberté pour l’aider à aller jusqu’au bout de son entreprise.
Elena Tchoukovskaia est l’une de ces « petites mains » qui ont tapé à la machine les manuscrits de Soljenitsyne. Elle est venue raconter les souvenirs de cette collaboration périlleuse, menée dans le secret le plus absolu pour déjouer les tentatives du KGB. L’auteur de L’Archipel du Goulag refusait de se plier aux règles. « Il ne voulait pas être acceptable, souligne Elena Tchoukovskaia, il voulait être lui-même, malgré les controverses qu’il suscitait ». Elle ajoute qu’en dépit des menaces qui pesaient sur lui il était persuadé que Dieu enlèverait ses ennemis de son chemin.
Pour Georges Nivat, l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Soljenitsyne, celui-ci était l’un de ces « écrivains lutteurs » qui, à l’image de Voltaire, Hugo ou Tolstoï, ont fait corps avec leur temps. « L’époque le forme et il forme son époque », note-t-il. Quel était donc le moteur de cette énorme « machinerie » littéraire ? Il y eut l’extraordinaire énergie de l’auteur, bien sûr, mais aussi, selon Georges Nivat, la « joie bondissante » du stratège victorieux face au monstre totalitaire vieillissant, la « longue patience » du tacticien et surtout « un besoin farouche de trouver et de dire la vérité ».