Le leitmotiv de l’ouvrage est l’instabilité de la vie en Russie : fréquents changements du cadre réglementaire, interprétation libre et contradictoire des lois, superposition d’instances administratives, inconstance de la parole des fonctionnaires, révocation des contrats, absence de fiabilité du système judiciaire, etc. Lennart Dahlgren décrit ainsi des cas de construction de centres avortée en raison d’une autorisation d’abord émise puis retirée, de refus motivés par l’impossibilité d’évacuation des visiteurs en cas d’épidémie ou encore par l’incapacité du bâtiment à résister à des ouragans ayant une force supérieure à 30 mètres par seconde, et d’une multiplication par cinq du prix du terrain convoité pour la construction d’un centre au stade final des négociations.
L’ancien directeur d’IKEA parle aussi de sa confrontation avec l’épouse du maire de Moscou, Elena Batourina, la femme la plus riche du pays, qui dirige des sociétés du bâtiment remportant les marchés de construction les plus importants à Moscou. Elle aurait imposé des conditions insensées dans le cadre d’un accord de fourniture à la compagnie suédoise, qui les a refusées et en aurait ressenti les conséquences par la suite lors de ses négociations avec la mairie de Moscou. Dahlgren rend également compte de la rencontre avortée du fondateur d’IKEA, Ingvar Kamprad, avec Vladimir Poutine, alors président de la Russie, le « ticket d’entrée » ayant été jugé trop élevé pour la compagnie : entre 5 et 10 millions de dollars, suivant la réponse d’officiels russes faite sur le ton de la plaisanterie. Le livre fournit les véritables noms et les positions de ses personnages, dont plusieurs ont réagi avec des démentis. Cette transparence a entrainé la désapprobation du conseil d’administration d’IKEA.
La règle d’or d’IKEA
Dans la conduite de ses affaires en Russie, Lennart Dahlgren se serait tenu à la règle d’or du fondateur d’IKEA, fermement opposé à la corruption : si l’on paie une fois, on est ensuite appelé à payer à chaque fois. Deux des principaux dirigeants du groupe en Russie, Per Kaufmann et Stefan Gross, en ont récemment fait les frais, se faisant licencier en février 2010 à la suite d’une affaire de pot-de-vin. L’ancien directeur de la Russie a cependant su trouver des terrains d’entente avec ses intermédiaires, faisant un don d’un million de dollars pour soutenir le développement du sport pour les enfants dans la région de Moscou ou choisissant des partenaires de construction désignés et payant leurs services 5 millions de dollars au-dessus des prix du marché pour une prestation effectuée en trois fois plus de temps. En juin 2009, se heurtant à des barrières bureaucratiques infranchissables, IKEA a décidé de suspendre ses projets de développement en Russie. Il est à parier que ces obstacles seraient écartés si la compagnie mettait de coté ses principes anticorruption.
Payer pour tout
Le groupe suédois n’est pas le seul investisseur à prendre ses distances avec la Russie, qui manque pourtant déjà de fonds étrangers pour les technologies de pointe. La bureaucratie en Russie est telle que presque toute opération est soumise à contrôle et autorisation de la part des autorités russes et que pour un document nécessaire à la conduite des affaires dans les pays développés il en faut dix en Russie. Les procédures sont lourdes et opaques et ne favorisent aucunement l’esprit d’entreprise. La bureaucratie nourrit la corruption russe qui, selon les observateurs indépendants, affecte toutes les institutions et tous les secteurs de l’économie. Selon l’indice de corruption de Transparency International, la Russie est l’un des pays les plus corrompus au monde, occupant la 146e place sur un total de 180, avec des pots-de-vin qui s’élèvent à plus de 300 milliards de dollars par an. Cette corruption rend l’environnement des affaires imprévisible et grève le développement des acteurs nationaux et étrangers du marché russe, ainsi que l’économie du pays dans son ensemble du fait du manque à gagner pour les caisses de l’Etat.
Le problème affecte aussi la sécurité publique et prend un relief particulier à la lumière des récents attentats du métro de Moscou, car comment prévenir le terrorisme si les personnes en charge achètent leur diplôme et acceptent des pots-de-vin lors des contrôles d’identité ? La corruption a été déclarée ennemi no 1 par le Président russe Dmitri Medvedev, qui a fait adopter par la Duma en décembre 2008 une série de lois et a signé le 14 avril un décret approuvant la Stratégie nationale et le Plan national de lutte anticorruption pour 2010-2011.
La tâche ne sera pas aisée dans un pays où la corruption est pratiquée partout, à tous les niveaux. Dans la vie courante, les mères payent les éducatrices pour que leurs enfants soient acceptés au jardin d’enfants, les étudiants payent les professeurs pour avoir de bonnes notes, les parents payent les fonctionnaires pour que leurs fils ne fassent pas le service militaire, les conducteurs payent la police de la route pour des infractions réelles ou imaginaires, les candidats payent les responsables des ressources humaines pour avoir de bons postes et les malades payent les médecins pour être mieux soignés.
Dans la vie des affaires, les compagnies payent les autorités publiques pour enregistrer leur société, elles payent le fisc en cas de contrôle, elles payent les licences pour conduire leurs activités, elles payent la police pour que celle-ci n’assiège pas leurs locaux et détruise les originaux de documents, y compris les actes de propriété dont la destruction ouvre la voie à des raids sur ces propriétés, et elles payent les juges pour rendre des décisions favorables. Dans un pays où la corruption fait partie intégrante des mœurs, la lutte souhaitée par Medvedev sera laborieuse et longue. Mais sur la base de l’expérience russe d’IKEA, il y a peut-être de l’espoir.