Ich bin ein Europäer

Francis Rosenstiel, ambassadeur de bonne volonté du Conseil de l’Europe et président-fondateur du Forum pour l’Europe démocratique, nous livre ses sentiments en ce jour de commémoration de la chute du Mur de Berlin.

Les pages de l’Histoire ne tournent pas sans le vent de la mémoire.

Elles n’ont de sens les unes sans les autres. Ce n’est pas afffaire de goût, mais une obsédante réalité, qui ne flatte ni ne console mais s’impose pour fonder la Raison.

Porteur involontaire de tous les traumatismes "berlinois", depuis près de soixante dix ans, je fus témoin et observateur, tout autant que victime et héritier ; une bien étrange "compactée" où la sérénité peine à émerger.

Je suis un Français miraculé de mon propre pays, j’ai quelque difficulté à me sentir " berlinois" de surcroît" ! Pourtant je me souviens de la formule de Goethe : "die deutsche Seele ist Enormidas" (l’âme allemande est considérable !) Je ne renonce pas à comprendre car je crois, et le récent discours de la chancelière Angela Merkel, devant le Congrès des Etats-Unis m’y encourage. Qu’on le relise ! J’apprécie tout autant les gestes symboliques : Adenauer-de Gaulle, Kohl-Mitterand, Sarkozy-Merkel, le Premier Ministre britannique et Medvedev à Berlin ce 9 Novembre : Porte de Brandenbourg, galeries d’artistes et discothèques branchées, toutes ces "normalités" reconstituées. Je dévore aussi avec passion tous ces reportages où défilent, pêle-mêle, le stade olympique, la prison de Spandau, le Reichstag et sa coupole enfin transparente, les archives de la Stasi et les reliques pitoyables du mur.

Je me souviens il y a plusieurs décennies quand, jeune fonctionnaire européen, invité du Sénat de Berlin, je visitais accompagné le Mur, la prison de Ploetzensee, où furent pendus à des crochets de boucherie les auteurs du complot contre Hitler, le Ministère de la propagande du Reich et puis la toute nouvelle grande synagogue de Berlin... Puis tour à tour, comme un patchwork d’histoire contemporaine ; le "check-point Charlie" en voiture militaire indifférente aux contrôles, le tour de Berlin- Est, ses magasins d’Etat, ses livres d’art et ses disques tchèques "Supraphon", rares clins d’oeils de culture égarés dans cet océan d’horreur renouvelée.

Je me suis,devant toutes ces fenêtres murées, défendu, en bon Européen, de voir dans tout cela une expiation (collective ou partielle), voire l’institutionnalisation d’une sansction collective. Le chagrin et la pitié ont encore un "bel" avenir !

Pourtant la tentation de me retrouver libre et presque heureux, dans cette atmosphère ambiguë et compliquée, en tant que jeune Français et juif de surcroît, était grande.

Comment "métaboliser" tout cela autrement que "professionnellement" en si peu de temps ? Comment substituer un "vécu charnel", bien négatif, à un autre théoriquement euphorisant ?

Nos commérorations cosmiques actuelles m’interpellent encore précisément parce qu’elles me réjouissent !

Dans les spasmes de ma mémoire, resurgissent dès lors, pêle-mêle, l’horrible épisode d’un grand’oncle de ma mére, titulaire orgueilleux de la Croix de Fer, et banquier à Francfort, assassiné dans sa chambre d’hôtel en 1939 à Berlin, qu’il ne s’était pas résigné à quitter.

Sa famille réfugiée pour un temps en Alsace récupéra ses cendres dans une urne expédiée à la frontière !

Me hante également tante Alice et sa petite fille mortes en déportation depuis Francfort avec le cousin Pierre, polyo de vingt ans, également parti en fumée et rafflé dans le Vichy de la collaboration où je parvins pourtant à survivre caché grâce aux "Justes"de l’Allier.
Mes diverses retrouvailles berlinoises, avec accueil officiel, âgé de trente ans à peine, Mercedes-Benz, chauffeur, guide, conférence et Philharmonie de Berlin au premier rang, escalade touristique depuis un point de vue au dessus du Mur, bien avant sa chute ; visite aux QG allié à l’Est, tout cela cherche sa place dans l’ordre de mon esprit... pour autant que cette dimension là convienne à ce type d’histoire !

Faut-il dès lors se résigner à ne pas introduire de force le concept de "normalité" et de Raison dans le parcours des peuples et se résigner au fait qu’il peut comporter des parenthèses de "folies normalisées" ? Cette lucidité là, fait précisément la force du raisonnement exemplaire,tout autant que du parcours politique d’une personnalité telle qu’Angela Merkel !

Cela scelle également, pour l’Allemagne comme pour ses alliés, la force symbolique et politique des cérémonies berlinoises de Novembre 2009 : cumul de mémoires dépassées sans jamais être trahies.