Identité nationale : un débat européen

Brice Couturier, animateur de l’émission quotidienne "le Grain à moudre" sur France-Culture, analyse les enjeux du débat sur l’identité nationale en replaçant ce dossier dans un contexte européen.

J’ai participé, vendredi 4 décembre, à titre personnel aux débats organisés par l’Institut Montaigne sur le thème “Qu’est-ce qu’être Français ?” Je “modérais” la 3° table ronde, à laquelle participaient Eric Besson (ministre de l’Immigration, etc.), Louis Schweitzer (président de la HALDE), Eugène-Henri Moré (maire-adjoint de La Courneuve, en rupture de PCF) et Thione Niang (vice-directeur de la campagne de Barack Obama, chargé des relations extérieures des Jeunes Démocrates américains). L’évènement a été créé, comme souvent, par une absence. Celle de Patrick Braouezec, député PCF de Seine-Saint-Denis). Il avait signé la pétition lancée, la veille, par Médiapart, appelant à ne pas participer aux débats en cours sur l’identité nationale. Mais il a accepté de participer, le soir même à notre émission, à condition que le débat porte sur la légitimité d’un tel débat, et non sur la question elle-même.

Je conçois la gêne que provoque chez certains le fait que ce débat se déroule à l’initiative du gouvernement dans un contexte politique particulier - la faiblesse prévisible de la majorité UMP-Nouveau Centre, au second tour des élections régionales. Mais il faut bien savoir que le débat sur l’identité nationale a lieu, depuis 2 ou 3 ans, dans tous les pays d’Europe occidentale, exposés aux mêmes questionnements : la mondialisation met en cause nos particularismes, nos “exceptionnalités” ; des vagues d’immigration d’une ampleur démographique exceptionnelle sont en train de métamorphoser la composition de nos populations et les cultures auxquelles elles se réfèrent. Aux Pays-Bas, pour prendre un exemple, dans toutes les grandes villes, Amsterdam comprise, la majorité des habitants sera d’origine musulmane dans les douze ans qui viennent ; déjà, Rotterdam a un maire musulman, avec Ahmed Aboutaleb, fils d’imam. Dans certains quartiers de la ville (Feyenoord, Oude Westen, etc.), les femmes sont voilées de la tête aux pieds et leur regard ne doit jamais croiser celui d’un homme.

Mais, comme je le disais, si le débat sur l’identité nationale a lieu partout en Europe occidentale, il a lieu à l’initiative de la société civile ; il ne tombe pas d’un ministère, il ne relève pas d’une initiative venue du sommet de l’Etat. Et même, lorsqu’il survient à l’initiative du gouvernement, comme ce fut le cas en Grande-Bretagne, avec le “green paper” sur la gouvernance de Gordon Brown de 2007, qui se terminait par un appel à “travailler avec l’opinion publique pour développer une déclaration britannique des valeurs”, c’est la société qui l’a pris en charge. La revue Prospect (intellos branchés centre-gauche) a consacré plusieurs numéros, fin 2007, aux “British values“.

En effet, afin d’accueillir de nouvelles populations dans nos creusets respectifs, il est nécessaire de faire le point sur ce que nous sommes, de définir les principes sur lesquels nous ne pouvons pas transiger (comme l’égalité hommes/femmes, la laïcité, la liberté de culte et d’expression), sous peine de nous renier nous-mêmes. J’entends bien l’argument selon lequel l’identité nationale étant, comme toutes les autres, en constante évolution, il serait dangereux de lui donner un contenu définitif. Ce serait risquer de ”l’essentialiser”, voire de la “naturaliser”, prétendent certains.

C’est oublier Renan. Dans sa fameuse conférence à la Sorbonne du 11 mars 1882, Ernest Renan écarte de la conception française de la nation toute définition ethno-raciale ethno-linguistique - dont il soupçonne, non sans raison à l’époque, la culture allemande. Mais il ne se contente pas de définir la nation comme un désir de continuer à vivre ensemble - le fameux “plébiscite de tous les jours”. Il explique aussi que le concept même de nation est une invention de la France révolutionnaire. “C’est la gloire de la France d’avoir, par la Révolution française, proclamé qu’une nation existe par elle-même. Le principe des nations est nôtre.” Une nation inventrice du principe même de l’idée de nation ne saurait refuser de débattre, deux siècles plus tard, de sa pertinence… Pour Renan, comme pour tous les théoriciens de la nation, celle-ci n’est pas seulement un projet, constamment réaménagé en fonction des demandes du jour, mais “une famille spirituelle”, assis sur un héritage partagé, bref un peuple ; et pas seulement des populations, réunies sur un territoire par l’effet du hasard et s’ignorant mutuellement au nom de la “tolérance”. Les nations sont des “individualités historiques”. Ce ne sont pas des zombies, de pures abstractions réduites à l’incantation de valeurs universelles. Si la France, “ce sont les valeurs universelles”, comme on l’entend dire, alors nous sommes l’ONU. Notre identité consiste à n’en pas avoir. Absurde. Et hypocrite.

Et sur ce point, je suis frappé de constater la convergence inattendue entre le directeur de Libération et le Premier ministre… Laurent Joffrin écrit dans Libération du vendredi 4 décembre : “il est évident que l’identité française existe, admirable ou détestable selon les époques et qu’il est légitime d’en parler. A moins de considérer que la France est le seul pays au monde à ne pas avoir de personnalité, telle une zone blanche sur la carte de cette diversité culturelle qu’on célèbre si souvent par ailleurs.” Et François Fillon, dans son discours de près de trois quart d’heure à l’Institut Montaigne, le même jour : “On ne peut pas participer au dialogue entre les cultures en se présentant comme “je ne suis personne”, ni accueillir l’immigré en lui disant : “bienvenue nulle part”. La France, qui se targue de son “exceptionnalité” dés lors qu’il s’agit de protéger sa culture du marché mondial, ou ses services publics “à la française” de la libéralisation imposée par Bruxelles, ne saurait prétendre en même temps que l’adjectif “français” est sans contenu précis… Le pays où l’Etat est en charge de toutes choses - y compris de l’organisation du débat sur l’identité nationale - ne saurait prétendre qu’il n’a rien de particulier, en somme.

C’est, je le crains, la tendance de ceux qui prétendent interdire ce débat au motif que toute identité nationale serait par définition “excluante”. Je remarque que les mêmes n’éprouvent pas les mêmes scrupules face à “l’identité caraïbe”, à ”l’identité maghrébine”, à “l’identité algérienne”, ou même à une “identité noire” aussi mystérieuse que suspecte, puisqu’elle repose, elle, sur un critère racial.

En outre, les débats qui ont lieu au Danemark, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, etc., ont mis en évidence une question essentielle : dans quelle mesure des politiques de redistributions aussi universelles et généreuses que les nôtres, en Europe, sont-elles longtemps compatibles avec la diversité culturelle des populations ? Le grand économiste Alberto Alesina a montré qu’aux Etats-Unis, les politiques sociales les plus ambitieuses étaient le fait des Etats les plus culturellement homogènes, comme le Massachusetts. Il a averti qu’il serait difficile de maintenir des politiques de redistribution coûteuses, requérant un très haut niveau de prélèvements obligatoires, dans des pays dont les citoyens n’éprouvent plus le sentiment de partager un héritage et un destin communs. En niant et en combattant l’existence du sentiment national, on risque ainsi de saper le modèle social français lui-même.

Enfin, je voudrais dire ma déception personnelle face à l’échec, désormais avéré, de substituer progressivement au sentiment d’identité nationale des peuples d’Europe, un sentiment d’identité européenne. Il aurait été plus aisé aux populations nouvelles de l’Europe de s’y agréger, de le partager en contribuant à sa construction. Mais c’est l’Europe institutionnelle elle-même qui a refusé de donner corps et substance à son projet, lui préférant - par peur de son ombre - une définition purement procédurale. Logique : si l’Europe doit demeurer un Zollverein, une union commerciale de petites républiques marchandes, elle ne saurait se doter d’une identité culturelle. C’est seulement le jour où le projet redeviendra politique, qu’un peuple européen pourra émerger, et qu’une identité culturelle européenne renouvelée pourra (re)voir le jour. Les enfants issus de l’immigration, plus habitués que d’autres, aux échanges entre Etats membres de l’UE, seront particulièrement nécessaires à ce futur débat.