Pour la première fois dans un pays arabe, une révolution « de couleur » a mis fin à un régime dictatorial, avec l’espoir d’instaurer à la place une démocratie. Les manifestants tunisiens l’ont baptisée « la révolution du jasmin ». Les précédentes révolutions de couleur qui ont eu lieu ces dernières années dans des républiques de l’ancienne URSS, révolution des roses en Géorgie, révolution orange en Ukraine et révolution des tulipes au Kirghistan n‘ont pas vraiment répondu aux attentes des manifestants, soit qu’elles aient été dévoyées par leurs acteurs eux-mêmes, soit qu’elles aient été finalement vidées de leur sens par leurs adversaires. Il faut espérer qu’il en ira autrement en Tunisie, un pays comptant une classe moyenne éduquée, moderne, qui s’est libéré pacifiquement de la colonisation et a su garder des liens avec l’ancienne métropole.
La France pourrait jouer un rôle décisif dans la réussite d’une transition démocratique, si elle savait se montrer ni indifférente ni paternaliste. Malheureusement, l’attitude officielle au cours des dernières années, notamment pendant les vingt-trois années qu’a duré le règne de Ben Ali, constitue un lourd handicap. Sous prétexte de realpolitik, les dirigeants français successifs ont fermé les yeux sur les pires atteintes aux droits de l’homme. Pire encore, ils ont poussé le cynisme jusqu’à délivrer des brevets de démocratie à une kleptocratie qui, sous couvert de dresser des remparts contre l’islamisme, a mis en coupe réglée un pays relativement prospère. Le premier droit de l’homme est de manger à sa faim, avait dit Jacques Chirac, comme pour excuser les violations des libertés individuelles « formelles ». C’est oublier que le pain n’est pas incompatible avec la liberté d’expression, de la presse, d’association, etc. C’est méconnaitre que ces libertés « bourgeoises » deviennent d’autant plus indispensables que le minimum vital est assuré. Pour avoir méconnu cette réalité, le régime Ben Ali s’est effondré plus vite que les observateurs les plus optimistes pouvaient le penser.
De Tunis à Moscou
C’est une leçon qui vaut pour le Maghreb, le Moyen-Orient, comme pour d’autres régions du monde. La diplomatie française poursuit avec des Etats autoritaires des objectifs « stratégiques ». C’est son rôle. Mais à ignorer que derrière l’apparente stabilité de ces régimes se cache une faiblesse fondamentale, on se prépare des réveils douloureux. La promotion de la démocratie à la George W. Bush est vouée à l’échec, surtout quand elle prétend s’appuyer sur la force des armes. Mais le réalisme cynique devient un aveuglement s’il conduit à nier l’existence d’aspirations démocratiques, y compris dans des pays qui n’ont pas connu la révolution des Lumières, à négliger les opposants sous prétexte qu’ils ne sont pas « représentatifs ». Et comment pourraient-ils l’être quand ils sont bâillonnés ou en prison.
La leçon vaut aussi pour nos relations avec la Russie ou la Chine. Il ne s’agit pas de prodiguer constamment des conseils ou de prononcer des condamnations, mais de ne pas donner l’impression de se laisser berner. Pour des raisons de proximité évidentes, les démocrates tunisiens étaient en droit de compter sur la France. D’autres aussi. L’amitié envers les peuples dont se regorgent les dirigeants politiques n’est pas synonyme de solidarité avec les régimes qui les oppressent. Combien faudra-t-il de révolutions de couleur pour que cette évidence s’impose enfin ?