Inquiétante Turquie

La Turquie ne cesse d’avancer ses pions sur le pourtour de la Méditerranée, multipliant les interventions partout où elle juge conforme à ses intérêts d’imposer sa présence dans les conflits en cours. Le président Recep Tayyip Erdogan, porté par un nationalisme agressif, veut rendre à son pays, sur fond de nostalgie de l’empire ottoman, la première place dans son environnement régional en le libérant de la « laisse » qui lui a été « passée autour de cou par l’Occident », selon une expression familière aux islamo-conservateurs, que rappelle la correspondante du Monde à Istanbul, Marie Jégo. L’Europe a quelque raison de s’inquiéter du nouvel expansionnisme turc, qui la défie ouvertement. Depuis le coup d’Etat raté de 2016, la Turquie développe en effet une stratégie offensive qui a pour conséquence d’entretenir les foyers de crise plutôt que de les apaiser.

La voici qui vient de conquérir une nouvelle place forte : à Chypre, le candidat qu’elle soutenait, Ersin Tatar, a été élu président de la partie turque de l’île (la République turque de Chypre du Nord, non reconnue par la communauté internationale) en battant le président sortant, Mustafa Akinci, un social-démocrate peu apprécié du chef de l’Etat turc. Ce retournement politique ne facilitera pas les négociations sur la réunification de l’île, le nouvel élu plaidant, comme le président Erdogan, pour une solution à deux Etats, et non pour un Etat fédéral. « Vous n’ignorerez plus les droits du peuple chypriote turc », a lancé le nouveau président à l’adresse des Européens. Dans cette logique, la tactique d’Ankara sera d’appeler à la reconnaissance internationale de l’Etat de Chypre du Nord, au prix d’un durcissement des relations avec l’Union européenne.

Missions de prospection près de Chypre

Le regain d’intérêt du président Erdogan pour la question chypriote est évidemment lié à la découverte d’importants de gisements de gaz au large de ses côtes. La Turquie a lancé plusieurs missions de prospection dans les eaux territoriales de la République chypriote grecque, provoquant de fortes tensions non seulement avec la Grèce mais aussi avec le reste de l’Union européenne, qui a affiché sa solidarité. Malgré les mises en garde de l’Allemagne et de la France, Ankara a maintenu ses opérations navales et accentué ses pressions sur Chypre. Les initiatives du président turc sont perçues comme des provocations. En rallumant les flammes d’un feu toujours prêt à renaître, la Turquie, estiment les experts, cherche à occuper, sur la question chypriote comme sur d’autres, le vide laissé par le retrait de l’Europe et des Etats-Unis.

L’avenir de Chypre n’est pas le seul sujet sur lequel Recep Tayyip Erdogan s’affirme comme le champion d’une Turquie conquérante. Depuis quelques années, il montre ses muscles sur plusieurs fronts. Le plus meurtrier est sans doute le front syrien, où le président turc apporte son soutien à la rébellion contre Bachar el-Assad et intensifie son combat contre les Kurdes avec l’aide de supplétifs syriens. Les opérations successives qu’il a lancées dans ce pays frontalier portent les noms poétiques de Bouclier de l’Euphrate, Rameau d’Olivier, Source de paix ou Bouclier de printemps. Elles traduisent à la fois son obsession antikurde et sa volonté de contrôler une partie du territoire syrien.

La guerre du Haut-Karabakh

Les Turcs sont également présents dans le nord de l’Irak, où ils ont établi des bases militaires et conduisent des attaques contre le Parti des travailleurs du Kurdistan. Ils interviennent aussi en Libye, où ils ont pris le parti du gouvernement de Tripoli contre celui du maréchal Haftar, mis en déroute par les combattants venus de Turquie, qui ont renversé le cours de la guerre. Enfin, le plus récent de ses théâtres d’opération est celui du Haut-Karabakh, cette enclave arménienne en Azerbaïdjan, qui a proclamé son indépendance. La guerre vient d’être relancée par les Turcs, qui se tiennent aux côtés des Azéris contre les Arméniens. L’occasion pour le président Erdogan d’asseoir aussi son influence dans le Caucase.

Face à l’activisme du président turc, expert en coups d’éclat et en manœuvres d’intimidation, les Européens condamnent, déplorent ou menacent mais ils ont peu de moyens de s’opposer aux initiatives d’Ankara. Depuis la rupture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, le président Erdogan n’a aucune raison de les ménager. L’une de ses dernières provocations – la transformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée – traduit clairement sa détermination. Les dernières réunions du Conseil européen ont consacré une partie de leur ordre du jour à la question turque. Les résolutions adoptées s’efforcent de concilier l’appel au dialogue et la fermeté. Au nom du dialogue, elles proposent une modernisation du traité d’union douanière, un assouplissement du régime des visas, une aide accrue au réfugiés syriens accueillis en Turquie. Au nom de la fermeté, elles n’excluent pas le recours à des sanctions. La voie est étroite mais il n’y en pas d’autre pour tenter de calmer le jeu.

Thomas Ferenczi