Depuis l’annexion russe du Caucase au XIXe siècle, les montagnards musulmans mènent une résistance farouche contre le pouvoir de Moscou, avec des conséquences tragiques pour les civils, y compris en-dehors des zones de combat. Au cours des dix dernières années, l’insurrection s’est concentrée dans le cordon des petites républiques musulmanes du sud de la Fédération de Russie, la Tchétchénie, le Daghestan, l’Ingouchie et la Kabardino-Balkarie. Ces territoires, situés entre la mer Noire et la mer Caspienne et riches en ressources naturelles, sont d’une importance stratégique pour la Russie.
Le principal foyer du conflit caucasien s’est longtemps situé en Tchétchénie. C’est grâce à la « deuxième guerre de Tchétchénie » qu’il avait lancée à l’été 1999, alors qu’il était chef du gouvernement russe, que Vladimir Poutine a assis son pouvoir. Moscou avait argué des incidents à la « frontière » entre la Russie et la Tchétchénie pour relancer les opérations militaires, puis d’une série d’attentats, attribués à des terroristes tchétchènes, qui avaient fait 293 victimes en trois semaines. Il y a plusieurs mois déjà, le président russe Dmitri Medvedev annonçait le succès et la fin de cette opération antiterroriste.
Des violences permanentes
Pourtant, les violences ont continué en Tchétchénie et dans les républiques limitrophes. L’année dernière 167 attentats à la bombe auraient fait 280 morts en Tchétchénie, 319 en Ingouchie et 263 au Daghestan. Le Daghestan a été le théâtre d’un double attentat à la bombe le 31 mars qui a fait 12 morts, principalement des policiers, au lendemain des attentats dans le métro de Moscou et alors même que Dmitri Medvedev faisait une visite dans la république. Les violences y visent essentiellement la police et les responsables gouvernementaux.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de la rébellion islamiste dans les pays au centre du conflit caucasien : des rivalités ethniques qui ont été alimentées par le pouvoir russe puis soviétique ; la pauvreté massive alors que les ressources naturelles procurent des revenus qui ne sont pas redistribués aux populations locales ; l’exploitation intensive de ces ressources qui saccage l’écosystème ; une corruption endémique ; un fondamentalisme islamique progressant rapidement et les exactions des services de sécurité qui recourent systématiquement à la force armée, aux rackets, tortures, enlèvements, avec application de la loi martiale et exode forcé. La guerre du Caucase prend aujourd’hui la forme d’une guérilla qui s’éternise et s’étend. L’issue n’en est ni proche ni certaine, comme voudraient le croire et le faire croire les autorités russes.
Ces dernières semaines, les responsables du maintien de l’ordre avaient donné une large publicité à des opérations conduites avec succès, notamment l’assassinat de Saïd le Bouriate le 2 mars en Ingouchie. Musulman converti, Alexandre Tikhomirov, alias Saïd le Bouriate, s’était rapidement élevé au rang de chef idéologue des rebelles. Il a formé plusieurs des kamikazes ayant pris part à la série d’attentats-suicides qui ont eu lieu fin 2008 en Russie. Des opérations plus discrètes sont constamment menées par les services de sécurité russes dans les républiques musulmanes rebelles. Ainsi, le 31 décembre 2009, celui qui était considéré par les insurgés comme l’« émir du Daguestan », Oumalat Magomedov, a été abattu par la police avec d’autres chefs connus. Oumalat Magomedov était proche de Dokou Oumarov alias Abou Oussman, « émir » autoproclamé du Caucase. Ce dernier avait annoncé en février que l’année 2010 verrait des femmes kamikazes frapper sur l’ensemble du territoire russe.
Les « veuves noires »
Cette funeste annonce a été suivie d’effet le 29 mars, lorsque la capitale russe a connu les explosions les plus meurtrières depuis février 2004. Quarante personnes avaient alors été tuées dans une rame de métro par l’explosion d’une bombe activée par une femme en pleine heure de pointe. L’attentat avait été attribué aux indépendantistes tchétchènes. De la même manière, le double attentat de la semaine dernière a été perpétré par des femmes kamikazes le matin à l’heure de pointe. Il a été établi que l’une d’elle était la veuve de l’ « émir » du Daguestan abattu fin 2009. L’autre femme pourrait être la veuve du rebelle de Goudermès Saïd-Emin Khizriïev, tué en octobre de la même année, alors qu’il préparait un attentat contre le président tchétchène, Ramzan Kadyrov.
Les récents attentats de Moscou ont été revendiqués par Dokou Oumarov et présenté comme une réponse au « carnage d’habitants tchétchènes et ingouches exécutés » par les forces russes le 11 février près du village d’Archty, en Ingouchie. La première bombe qui a explosé à la station Loubianka, au centre de Moscou, à proximité du siège principal du Service Fédéral de Sécurité (ex-KGB), visait les collaborateurs du FSB se rendant à leur travail. Oumarov a également revendiqué l’attentat de novembre 2009 contre le train express Moscou-Saint-Pétersbourg, qui avait fait 26 morts, et l’inondation d’une salle de turbines dans une centrale hydroélectrique en Sibérie, qui avait fait 75 morts en août 2009. L’« émir du Caucase » annonce régulièrement qu’il compte libérer les régions de Krasnodar et de Stavropol de l’occupation russe.
Les récents attentats de Moscou et du Daghestan alimentent la crainte d’autres actes terroristes. Le métro moscovite est une cible de choix. C’est l’un des réseaux métropolitains au monde les plus fréquentés, qui permet d’échapper aux gigantesques embouteillages moscovites, particulièrement aux heures de pointe. Depuis les attentats, la sécurité a été renforcée dans le métro avec l’appui des forces armées du ministère de l’intérieur. Le premier ministre, Vladimir Poutine, a déclaré que la sécurité du transport municipal serait financée par le gouvernement central.
Le Kremlin a par ailleurs annoncé le durcissement de la lutte anti-terroriste et a réaffirmé la nécessité d’un développement économique du Caucase du Nord. Encore faudrait-il qu’il y soit alloué les moyens nécessaires. De fait, au-delà des paroles convenues des autorités russes, on ne s’attend pas à une inflexion fondamentale de la politique caucasienne du Kremlin, qui peine a comprendre les origines de l’actuelle insurrection islamiste et à s’adapter à ces rapides mutations.
Un changement certain pouvait cependant être observé dans la capitale au lendemain des attentats. Les individus d’allure caucasienne se font contrôler et malmener plus que de coutume. Quant aux nombreuses formations nationalistes, elles jugent leurs craintes confirmées et leurs (ex)actions contre ces Caucasiens qu’elles appellent « les culs noirs », légitimées. Si l’objectif des terroristes est de détruire la société civile et de répandre la peur et la panique dans la population, comme l’a déclaré le président Medvedev, il semblerait qu’il soit en train de se réaliser.