Internet hors d’atteinte de Poutine

Le jour où Moscou manifestait son opposition à Vladimir Poutine, l’Observatoire de la Russie au CERI, dirigé par Marie Mendras, avait organisé un séminaire de recherche sur « Internet, media et mobilisation politique en Russie », avec Olga Bronnikova, de l’INALCO, et Floriana Fossato, du Center for New Media and Society à la New Economic School de Moscou.

Des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues de Moscou mardi 12 juin, jour férié, pour contester la politique de Vladimir Poutine, et sa personne. « Rossia biez Poutina » - Une Russie sans Poutine – tel était le calicot brandi par de nombreux moscovites.

Une des causes du mécontentement était le vote de la nouvelle loi sur les manifestations, une loi bien écrite et fort peu claire, adoptée en un temps record, pour interdire tout ce qui peut déplaire au pouvoir, peut-être même de marcher sur les pelouses, sous peines d’amendes dont le montant a été élevé à des sommets, jusqu’à l’équivalent de 7500€.

La manifestation du 12 juin avait été autorisée mais solidement encadrée par les forces spéciales. La police avait pris soin, les jours précédents, de perquisitionner chez les principaux leaders de l’opposition, et de les convoquer dans les bureaux de police pour le matin de la manifestation, à tout effet utile. Inutilement. Sergueï Oudaltsov, par exemple, au milieu des manifestants, a expliqué aux journalistes qu’il avait dû demander le report de sa convocation parce qu’il s’était engagé à veiller à ce que tout se passe bien lors de la manifestation à laquelle il avait appelé. Mais d’où venaient tous ces manifestants, comment avaient-ils été rassemblés ?

Après l’annonce des résultats du scrutin législatif, le 24 décembre 2011, une foule en colère avait envahi les rues de la capitale et de nombreuses autres villes de Russie. Le 6 mars 2012 de nouveau, après l’élection présidentielle, et encore le 10 mai, les « indignés » russes étaient là. Et les voilà de nouveau dans la rue !

Internet et les réseaux sociaux ont-t-ils joué là le même rôle que dans les révolutions du printemps arabe, qui font si peur à Poutine ?

Internautes et manifestants

Internet s’est beaucoup développé en Russie ces dernières années, et de manière exponentielle dans les campagnes. Entre 2003 et 2012, le nombre d’utilisateurs est passé de 10% de la population de plus de 18 ans à plus de 50%. Les citadins étaient les plus concernés. Désormais, du point de vue du nombre d’utilisateurs, la Russie dépasse le Brésil (39%) et se rapproche de l’Italie (59%)[1]. On dit que les internautes russes sont parmi les plus politisés, c’est-à-dire qu’ils sont nombreux à utiliser le net à des fins politiques. Des études semblent aussi montrer que les gens qui interviennent sur le net dans un sens politique, font aussi de la politique par ailleurs, ou ont un comportement plus politique que la majorité de leurs concitoyens. Peut-être peut-on dire que s’ils n’avaient pas internet à leur disposition, ils utiliseraient d’autres moyens. Cela semble être une donnée très générale.

La première question qui se pose est celle de l’articulation des informations du net, blogs et réseaux sociaux, avec les mouvements de la rue. Pour la manifestation du 24 décembre, le centre Levada[2] écrit que 30% des manifestants ont été informés par des sources internet, réseaux et blogs, 60% par les médias « traditionnels » présents sur internet, 30% par des amis, 25% par la radio, 15% par la télévision et un peu moins de 10% par les journaux. On peut remarquer tout de suite un dédoublement de l’ « Internet » : il est un outil de communication pour des médias « traditionnels », il est pour eux un simple substitut du papier – même si les formes s’adaptent avec de plus en plus de facilité – et il est aussi un « média » beaucoup moins massif avec un fonctionnement sui generis. On note aussi la faible part de la radio, qui était dans les premiers temps de l’URSS le grand outil de la propagande, avant que la télévision ne vienne la supplanter – mais celle-ci a dans la mobilisation une part encore plus faible que la radio ! Ce sondage avance aussi que seulement 37% des manifestants du 24 décembre ont affirmé échanger régulièrement sur les réseaux sociaux et participer aux forums de discussions à propos des élections à la Douma, 30,5% des personnes interrogées ont déclaré ne participer que rarement et 32,2% ont répondu n’y avoir jamais participé[3].

Internet a sûrement joué un rôle, mais il renvoie en partie aux « médias traditionnels ». La faible part accordée par les manifestants interrogés à l’information reçue par les journaux conduit à examiner le rôle de la télévision. La télévision appartient à la sphère du pouvoir. La télévision d’Etat rebaptisée par Poutine « La 1ère Chaîne » en est une émanation directe, et NTV, qui a appartenu à l’oligarque emprisonné Mikhaïl Khodorkovski, est désormais contrôlée. La télévision est un outil de propagande pour Poutine. Mais il semble qu’elle fonctionne aussi comme un outil de contre-propagande. Non seulement parce que l’équation « télévision=mensonge » est de plus en plus généralement admise, depuis que les fraudes ont montré le roi nu, mais parce que la télévision peut dire tout ce qu’on lui dit de dire, et ça n’a pas beaucoup d’importance. La télévision, on la regarde ! et on voit autre chose que ce que la direction croyait montrer. On voit le « cadre ».

Le cadre

Il ne s’agit pas de l’image seulement. Les images, on les arrange comme on veut. Mais on voit plus, on voit l’inauguration du président Poutine dans une ville déserte – et un peu plus loin des Omon (les forces spéciales) qui tabassent des citoyens ordinaires réunis pour affirmer leurs convictions. On voit Poutine asséner tranquillement ses accords sur chaises musicales conclus avec Medvedev « bien avant déjà ! », et les citoyens n’écoutent plus les mots de Poutine, ils entendent : « on s’est bien foutu de vous ! ». Et c’est pour ça que les citoyens descendent dans la rue, ils n’aiment pas qu’on les prennent pour du bétail docile, pour de braves abrutis qui ne pensent qu’à leur situation plus ou moins précaire. La protestation est moins économique que politique et morale.

Russie unie, le parti de Poutine, est « le parti des escrocs et des voleurs ! » Si le slogan du plus célèbre blogueur, Alexeï Navalny, a fait florès, c’est parce qu’il correspond à une question morale et politique. Le pouvoir l’a bien compris, qui a fait saisir chez l’internaute comme pièce à conviction pour un futur procès, un teeshirt portant ce slogan.

On a mis trois noms en avant à propos des manifestations de cet « hiver » (qui dure jusqu’en juin) : Alexei Navalny, Serguei Oudaltsov et Ilia Iachine. Ilia Iachine est le leader du mouvement Solidarité en Russie, Serguei Oudaltsov le chef du Front de Gauche, mais Alexei Navalny ne se veut que blogueur.

Il est dans le collimateur du pouvoir poutinien, il est un des rares blogueurs connus en Russie. Le net n’a pas de chefs, pas de leader. Même pas lui. « S’il était le leader de l’internet, il aura déjà été tué », dit-on. Le pouvoir déploie des mesures extraordinaires pour réprimer les manifestations, étouffer les voix de l’opposition « politique », mais que peut-il faire contre la Toile ? A-t-il tenté de faire quelque chose pour se protéger de ses flèches ?

Il essaie. Il paie des blogueurs pour faire de la publicité pour lui. Ils sont mauvais, évidemment. Ils sont mauvais parce qu’ils sont payés, disent les Russes. Ils n’ont ni imagination, ni émotion, ni idéalisme. Ils sont nuls et personne ne les lit. Poutine essaie aussi de faire pression sur les fournisseurs d’accès Internet, mais c’est compliqué, ça pourrait peut-être passer par les entreprises liées à Internet, à moins que l’on ne s’en prenne aux individus diffusant sur les réseaux sociaux des appels à manifester, ou même des informations relatives aux manifestations… les blogueurs s’attendaient davantage, pour la manifestation du 12 juin, à des violences policières et à des arrestations dans la rue plutôt qu’à des mesures contre internet.

Hermétisme

« Les autorités voient sans comprendre », c’est peut-être pour cela qu’elles ont saisi chez Navalny des ordinateurs et des disques durs, s’imaginant qu’ainsi il serait privé d’internet, s’amuse un politologue russe. Est-ce un défaut d’anticipation, un retard dans la conception, un conflit dans les hautes sphères, ou bien sont-ils devenus autistes, s’interroge Marie Mendras, maître de recherches au CNRS. Ils pensent peut-être que tout cela n’a aucun effet sur la vie réelle.

En fait, la langue de la Toile n’est pas celle du pouvoir – surtout pas celle du pouvoir poutinien. Quand les Omon tabassent des manifestants, dans l’espace virtuel ils se battent contre des moulins à vent. La logique, la syntaxe des réseaux leur échappent. Des solidarités se créent dans la rue. Pas forcément sur le net. Pouvoir, autorité, démocratie, discussion contradictoire, équilibre…tous concepts parfaitement étrangers à la toile. Les internautes et les manifestants ne parlent pas la même langue. D’ailleurs le net est tout simplement un moyen de se parler dans une ville embouteillée comme l’est Moscou (et il ne sert même pas aux transactions, à cause des hackers), si le pouvoir débranche le net, tout le monde sera dans la rue. Les blogs et les réseaux s’écrivent dans le verlan de la société civile.

 

[1] Berkman Center Research Publication 2010-2011, p.13, http://cyber.law.harward.edu/sites/ cyber.law.harward.edu/files/Public_Discourse_in_the_Russian_Blogosphere 2010.pdf

[2] Les résultats du Centre levada sont accessibles à cette adresse : http://www.levada.ru/02-04-2012/rossiyane-ob-aleksee-navalnom

[3] http://www.newmedicenter.ru/ru/2012/01/19/the-end-of-virtuality-2/