Iran et Corée du Nord : un dossier global

La sécurité internationale est menacée par deux Etats qui sont des proliférateurs nucléaires – l’Iran et la Corée du Nord. Tous les deux peuvent lancer des missiles balistiques, l’Iran a suffisamment de matériel fissile pour faire une bombe, et la Coré du Nord se vante d’en avoir plusieurs en stock. François Godement plaide pour une coordination transatlantique et globale des efforts pour contrôler leurs programmes, qui se renforcent l’un l’autre. Il préconise aussi des garanties et inspections plus sévères de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (IEA) sur tous les aspects du nucléaire civil.

L’Europe et le monde s’approchent dangereusement d’une nouvelle étape de la prolifération des armes nucléaires et des missiles balistiques. Deux « proliférateurs » ont presque en même temps renforcé leur position dans les dernières semaines en donnant des preuves de leur capacité à atteindre des résultats sensationnels dans la technologie des armes.

L’un est l’Iran, qui nie avec constance toute intention d’acquérir des armes nucléaires tout en parcourant toutes les étapes dans la chaîne de leur acquisition : commencer avec l’énergie nucléaire civile dans un pays riche en pétrole, continuer avec l’enrichissement de l’uranium d’une façon compatible avec un objectif militaire, et effectuer enfin le lancement balistique d’un satellite.

Marchandages

Téhéran, de nouveau, joue avec les Européens sur le point crucial qui concerne la justification pour l’enrichissement du matériau nucléaire. La main politique de l’Iran est renforcée par le fait qu’il est apparu comme le parrain des factions radicales au Proche-Orient. Il y a un risque que nous privilégions la stabilité et la retenue de l’Iran dans la région au prix de l’acceptation implicite du programme balistique déclaré de l’Iran et de sa quête de l’arme nucléaire.

L’autre « proliférateur » est la Corée du Nord. Mais il y a une différence. Alors que l’Iran nie constamment son objectif d’atteindre le seuil nucléaire, la Corée du Nord se vantait déjà en octobre 2002, prématurément, d’avoir franchi le même pas. De plus, elle a dénoncé le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Après plus d’une décennie de crises récurrentes de plus en plus graves, la Corée du Nord a fourni à Washington en mai 2008, dans le processus bilatéral direct qu’elle a toujours recherché, un rapport sur ses activités nucléaires passées, mais absolument aucun engagement à y mettre fin. Et d’une manière presque synchronisée avec le lancement du satellite iranien, elle prépare un nouveau test balistique de longue portée, après celui de juillet 2006 qui avait en grande partie échoué.

La Corée du Nord se pavane maintenant avec la confirmation officieuse de son statut de puissance militaire nucléaire, grâce aux 60 kg ou plus de plutonium recyclé, suite à la précédente absence de contrôle international. Pour éviter un conflit militaire, la communauté internationale pourrait être tentée d’accepter la Corée du Nord comme puissance nucléaire, et de commencer un nouveau marchandage dans lequel Pyongyang s’abstiendrait de nouveaux développements en échange de nouvelles concessions internationales.

Sans surprise, ces concessions reposeraient d’abord sur l’autorisation et même le financement (dans le cas de la Corée du Nord) de centrales pour l’énergie nucléaire civile. En bref ces deux plus récents « proliférateurs » réclament de nouvelles installations nucléaires en contrepartie d’une limitation nucléaire future. L’énergie nucléaire civile devient rapidement un droit inaliénable pour les Etats non nucléaires, mais cette quête apparemment innocente de l’égalité nucléaire est en contradiction avec le niveau insuffisant de protection contre la prolifération édifié dans le système actuel de l’AIEA.

La Corée du Nord et l’Iran, tous les deux jouent aussi dans le contexte politique actuel – la fin difficile de l’administration Bush a empêché toute démarche nouvelle et les premiers pas de l’administration Obama, obérés par une situation d’urgence économique et les progrès de l’insurrection en Afghanistan, offre une autre occasion aux « proliférateurs » pour avancer leurs pions. Les deux Etats s’offrent mutuellement un soutien implicite – plus les proliférateurs sont nombreux, plus ils se sentent en sécurité. Tous deux plaident leur cause avec le même argument implicite : le coût de l’intervention en Irak a été si élevé qu’il rend peu plausible toute autre action militaire de ce type. Les deux Etats peuvent dormir tranquille.

Réactions en chaîne

Une autre similitude entre l’Iran et la Corée du Nord réside dans les conséquences de leur politique pour leur environnement respectif. Dans les deux cas, se boucher les yeux sur leurs nouvelles capacités encouragerait tous leurs voisins à acquérir les mêmes armes, ou exigerait des Etats-Unis qu’ils renouvellent de manière beaucoup plus ferme une forme de garantie nucléaire contre les Etats potentiellement nucléaires. L’Egypte, l’Arabie saoudite, le Japon, la Corée du Sud et même Taïwan pourraient être les suivants sur la liste, pendant que les adhérents au TNP formeraient simplement un groupe d’Etats faibles. En Asie comme en Europe, le déploiement de systèmes de défense antimissiles de théâtre deviendrait une nécessité, et nous savons quelle méfiance ils engendrent. Bref, plusieurs réactions en chaîne seraient activées. 

Jusqu’à ce jour, les Européens ont été aussi actifs en Iran qu’ils ont été inactifs en Corée du Nord. Et le Japon a autant été exigeant envers la Corée du Nord qu’il a traîné les pieds pour s’associer aux sanctions contre l’Iran. Dans le cas de l’Iran, l’action des Européens n’a pas donné de résultats convaincants. La tentation existe de jeter l’éponge ou d’entrer dans une série de marchandages qui feraient inévitablement de l’Iran la nouvelle puissance hégémonique au Moyen Orient. L’Iran aurait alors gagné la première partie de son pari. 

Contexte global

Les Européens devraient considérer les développements en Iran dans un contexte global qui inclue la Corée du Nord. Il n’y a vraiment aucun moyen d’arrêter l’Iran si une solution n’est pas trouvée pour revenir sur la nucléarisation de la Corée du Nord, un pays beaucoup plus faible. L’option « zéro global », c’est-à-dire la renonciation totale et générale à l’arme nucléaire, comme le proposent régulièrement d’anciens responsables des diplomaties américaine et européenne, est un objectif qui peut occuper les discussions académiques. En tous cas le "zéro global" est un impératif dès lors qu’on parle des nouveaux entrants potentiels dans le club nucléaire, et si on veut que la prolifération échappe à tout contrôle..

Il est vrai que ni l’Europe ni les Etats-Unis n’atteindront cet objectif que s’ils font eux-mêmes des efforts. On pense généralement à la réduction des arsenaux nucléaires, même si le bon exemple ne suffira pas à impressionner les proliférateurs en herbe. Mais une autre mesure est essentielle : renforcer les contrôles et les protections de l’AIEA sur l’énergie nucléaire civile.

En contrôlant encore plus strictement l’usage de l’énergie nucléaire civile dans la production éventuelle de combustible militaire, il sera plus facile de distinguer les véritables ambitions des Etats qui veulent se servir de la première dans l’unique objectif de se procurer la bombe. Les exportateurs de combustible nucléaire devraient supporter la charge financière de ces contrôles, ce qui, dans la situation économique actuelle, réduirait sans doute la liste des candidats. Mais comme dans le conte du petit garçon hollandais qui sauve le village de l’inondation, cette mesure est le dernier doigt dans la digue de la non-prolifération et la condition sine qua non pour isoler politiquement les apprentis délinquants.