Iran/nucléaire : quelle place pour la raison ?

Le président Obama peine clairement en ce moment à trouver la bonne personne, le bon tempo et la bonne clef pour nouer le dialogue avec l’Iran. Sur le dossier nucléaire en particulier, la nouvelle administration américaine hérite, il est vrai, d’une situation bloquée, où passions et illusions l’emportent toujours sur la raison.

Du côté de l’Occident, on se fait des illusions à l’idée que des puissances dotées de l’arme nucléaire pourraient faire la morale à l’Iran, sur le thème : "fais ce que je dis, pas ce que j’ai fait". Illusion de croire qu’en augmentant peu à peu la pression, selon la technique du garrot, l’on arriverait à faire céder l’Iran. C’était la meilleure méthode pour l’installer dans une posture de défi. Illusion de penser que l’Iran, après avoir accepté une première fois de suspendre ses activités sensibles d’enrichissement d’uranium sans avoir rien obtenu en dix-huit mois de négociation, pourrait accepter une seconde suspension sans être plus assuré que précédemment du résultat. 

Illusions aussi du côté de l’Iran. A chaque étape de la crise, l’Iran a cru qu’il parviendrait à faire jouer la solidarité des non-Occidentaux, ou pour le moins la solidarité islamique, pour éviter condamnations et sanctions. Chaque fois, tous ses "amis", ou presque, l’ont lâché. Illusion aussi de pouvoir introduire au fil de la négociation un coin entre les États-Unis et l’Europe, notamment les Français et les Allemands, comme si ceux-ci allaient prendre le risque de se fâcher avec les Américains pour les beaux yeux d’un Ahmadinejad. Mais surtout illusion à l’idée que l’Iran pourrait, à lui tout seul et contre le monde entier, mettre en oeuvre un programme nucléaire suffisamment avancé pour le faire entrer dans "la cour des grands". A vouloir faire seul, avec ou sans bombe d’ailleurs, l’on se condamne à des années de tâtonnements, pour de maigres résultats.

Passions des deux côtés

Du côté de l’Occident, il y a la répulsion pour la laideur morale exsudée par ce régime, et donc la conviction intime que de tels gens ne peuvent que vouloir la bombe. Et l’on passe au procès d’intention, en oubliant que l’on a, chaque année depuis vingt ans, prédit que l’année prochaine, l’Iran aurait la bombe. De là, il n’y a qu’un pas pour parvenir au renversement de la charge de la preuve. Comme le disait Angela Merkel en 2007 aux Nations-Unies, résumant la pensée des Occidentaux  :"le monde n’a pas à prouver à l’Iran que l’Iran est en train de fabriquer une bombe atomique. L’Iran doit convaincre le monde qu’il ne veut pas la bombe." C’était le discours tenu naguère à Saddam Hussein. 

Les passions ne manquent pas non plus du côté de l’Iran, qui se complaît à retrouver à cette occasion le rôle d’éternelle victime du "complot des puissants". Les dirigeants iraniens se posent ainsi en héritiers du docteur Mossadegh, qui avait bravé l’Angleterre et l’Amérique pour rendre à son pays la maîtrise de son pétrole. Une fois la population chauffée à blanc sur de tels thèmes, il devient difficile de reculer. Et pour un Ahmadinejad déjà en campagne électorale pour un second mandat, c’est tout bénéfice. 

Intentions et capacités réelles

Un tel décor planté, il ne reste guère de place pour la raison. De temps en temps, le Docteur El Baradei, directeur général de l’AIEA, tente d’en faire entendre la voix. Il rappelle ainsi que sur ce genre de dossier, il ne sert à rien de travailler sur les intentions, il faut travailler sur les capacités. 

Quelles sont les capacités de l’Iran à fabriquer une arme nucléaire ? Est-il possible de détecter à temps les activités nucléaires clandestines qui se développeraient sur son territoire ? Si oui, par quels contrôles supplémentaires ? Et comment obtenir de l’Iran qu’il les accepte ? Voilà les vraies questions. Où l’Iran en est-il de son programme ? Il a certes sérieusement avancé dans la maîtrise de la centrifugation, point de passage obligé vers l’uranium hautement enrichi dont on fait les bombes. Il a probablement fait travailler des équipes sur la détonique d’un engin nucléaire, au moins sur le papier. Et il développe un programme de missiles capables d’expédier un tel engin alentour. L’on songe évidemment à Israël.

Dévoilement forcé

Ceci dit, il faut encore faire converger tous ces programmes. Il est impensable de le faire sans se dévoiler. L’Iran pourrait avoir d’ici un an ou deux la matière nucléaire suffisante pour deux ou trois bombes. Mais pour cela, il devrait se lancer dans les hauts enrichissements, soit sous les yeux des inspecteurs de l’AIEA, soit après les avoir chassés, ce qui signerait ses intentions. Il faudrait ensuite quelque temps pour assembler un petit nombre de bombes rustiques. Et le plus dur resterait à venir : miniaturiser un engin nucléaire de façon à pouvoir le placer dans une tête de missile, et le tester avant de commencer à se constituer un arsenal crédible. L’on est donc sur un cycle d’une ou deux décennies pendant lesquelles, avant de pouvoir cibler efficacement les autres, l’Iran se désignerait lui-même comme cible. 

Nous sommes encore aujourd’hui très en amont d’un tel programme, dont rien ne dit qu’il soit planifié. Ce schéma flotte sans doute dans la tête d’un certain nombre de responsables du régime. Mais d’autres responsables pèsent aussi les risques d’un tel projet : menace de frappes préventives, isolement croissant dans la région et face au monde, risque à terme d’être embarqué dans une course aux armements régionale parfaitement stérile.

Temps perdu

Le jeu reste donc ouvert. Il l’est déjà moins qu’il y a deux ou trois ans, il le sera de moins en moins si l’on continue du côté occidental sur la même lancée. Il est déjà désolant de s’être interdit de négocier avec l’Iran depuis 2005, en exigeant de ce pays qu’il suspende au préalable toute activité de centrifugation. Car il n’a rien suspendu, et nous n’avons rien négocié. Trois ans de perdus. 

Mais une négociation a-t-elle une chance avec Ahmadinejad à la présidence de la République islamique ? Si l’on maintient comme objectif la renonciation de l’Iran à toute activité de centrifugation, aucune. Mais, à vrai dire, cet objectif était aussi inatteignable du temps de Khatami, son prédécesseur réformateur. Quel que soit le président iranien, l’acquisition de cette technologie demeurera comme par le passé une grande cause nationale.

La voie du réalisme

Si l’on se fixe en revanche comme but d’encadrer d’assez de contrôles les activités nucléaires de l’Iran pour être alerté suffisamment en amont de tout dérapage vers des usages militaires, la négociation pourrait retrouver une chance. L’Iran poursuivrait alors ses programmes en restant membre du Traité de non-prolifération nucléaire, l’AIEA exercerait tout son rôle de contrôle, et peut-être la confiance pourrait-elle peu à peu renaître. Après cette chance donnée à l’Iran de se réinsérer dans la normalité internationale, Il serait aussi clair pour tous que la première tricherie aurait de lourdes conséquences et autoriserait alors sans hésitation l’usage de la force.

Irréaliste ? Peut-être. Mais on n’en sera certain que si l’on a essayé. Et le "réalisme" de toutes les autres hypothèses : sanctions croissantes, frappes, guerre peut-être, ou en sens inverse, résignation devant une sorte d’inévitable, n’a rien pour rassurer. Bien sûr, la voie de la raison est étroite. Mais c’est en étant nous-mêmes rationnels que l’on pourra convaincre des interlocuteurs, certes extraordinairement difficiles, de l’être aussi. C’est donc la seule praticable.