Joe Biden, l’anti-Trump

Si les électeurs américains décident d’écarter Donald Trump de la Maison Blanche, son successeur, Joe Biden, aura pour première mission de réparer les dégâts causés pendant quatre ans par le président sortant, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. A l’intérieur, la question noire a ravivé les vieux clivages de la société américaine. Face aux violences policières qui ont provoqué la mort de plusieurs Afro-Américains et entraîné un vaste mouvement de protestation contre le racisme, l’Amérique s’est divisée en deux camps aux convictions antagonistes.

En réservant son indignation aux actes des casseurs qui ont accompagné les manifestations, sans exprimer la moindre compassion à l’égard des victimes des forces de l’ordre, Donald Trump s’est rangé du côté de ceux qui défendent le « suprémacisme blanc » et considèrent la diversité comme une menace. La responsabilité de Joe Biden, s’il est élu le 3 novembre, sera d’apaiser les antagonismes en tentant de rassembler le pays.

A l’extérieur aussi, Donald Trump a choisi le conflit plutôt que le dialogue et la coopération, critiquant ou abandonnant les institutions multilatérales censées organiser, autant qu’il est possible, l’ordre mondial. On rappellera pour mémoire la dénonciation de l’accord de Paris sur la lutte contre le changement climatique, la sortie de l’accord sur le nucléaire iranien et les multiples attaques contre l’OTAN, l’UNESCO, la Cour pénale internationale, l’Organisation mondiale du commerce ou l’Organisation mondiale de la santé.

On soulignera également la détérioration des relations avec la Chine et surtout les coups portés à l’Union européenne, présentée comme une « ennemie », au rebours de la solidarité transatlantique qui était depuis la seconde guerre mondiale un des piliers de l’ordre mondial. Toutes les formes de concertation internationales sont vouées aux gémonies par le président américain au nom du principe America First. Son nationalisme intransigeant tend à attiser les tensions globales en multipliant les occasions de crises.

Des dommages irréversibles ?

Joe Biden sera-t-il capable, en cas de victoire, de calmer le jeu, sur la scène intérieure comme sur la scène internationale, en assumant le rôle de conciliateur ? C’est le principal enjeu du scrutin présidentiel. Le concurrent de Donald Trump bénéficie d’une image de modération qui contraste avec l’intolérance et la brutalité que l’on associe à la personnalité du président sortant. Reste à savoir si les dommages causés par Donald Trump pendant son premier mandat ne sont pas tels qu’ils rendent problématique un retour en arrière.

Aux Etats-Unis même, la « racialisation de la politique », que souligne l’essayiste Guy Sorman dans Le Monde du 10 septembre, a creusé entre les deux Amériques un fossé qu’il sera difficile de combler. La question des races, note-t-il, est au cœur des débats sur l’école, la santé, le logement, le chômage et, bien sûr, les violences policières. Donald Trump n’est évidemment pas crédible lorsqu’il se présente comme « le président qui a fait le plus pour les Afro-Américains, sauf peut-être Abraham Lincoln ». Les propos de Joe Biden après les drames de Minneapolis (Minnesota) et de Kenosha (Wisconsin), sa compassion à l’égard des victimes et de leurs familles, comme le choix de sa candidate à la vice-présidence, Kamala Harris, montrent qu’il a le souci de restaurer la concorde. Mais la tâche sera rude. « Les Etats-Unis, même avec Biden, auront le plus grand mal à réparer leur société », conclut Guy Sorman.

Sur le plan diplomatique, Joe Biden rendra-t-il aux Etats-Unis leur place dans le concert des nations dont ils assuraient jusqu’à présent le leadership, avec plus ou moins d’ardeur selon les occupants de la Maison Blanche, tout en acceptant de dialoguer avec leurs partenaires, exerçant, comme l’écrit l’économiste américain Adam Posen, cité par Jean Pisani-Ferry dans une tribune pour Terra Nova et Project Syndicate, « une sorte de présidence à vie d’un club mondial dont ils avaient largement conçu les règles mais devaient aussi les respecter » ? Ou continuera-t-il le cavalier seul de l’Amérique dont Donald Trump s’est fait le champion ?

La carte du multilatéralisme

Tout porte à croire qu’il jouera la carte du multilatéralisme. Dans son programme de politique étrangère, qu’il a exposé dans la revue Foreign Affairs, il reproche précisément au président sortant d’avoir affaibli et parfois abandonné les alliés et les partenaires des Etats-Unis, d’avoir lancé des guerres commerciales malvenues et d’avoir renoncé à « mobiliser une action collective » face aux menaces. « Le système international que les Etats-Unis avaient construit avec tant de soin est en train de tomber en morceaux », écrit-il. Joe Biden promet de prendre le contre-pied de cette politique et de rendre aux Etats-Unis le leadership que Donald Trump leur a fait perdre.

Le candidat démocrate ne dissimule pas « la tâche énorme » qu’il s’assigne. Le passif est lourd. « Même si les États-Unis de Biden veulent à nouveau s’engager de manière crédible sur la scène internationale, leur perspective risque d’avoir fondamentalement changé », note Jean Pisani-Ferry, qui rapporte des propos d’une ancienne conseillère de Trump, Nadia Schadlow, selon laquelle « on se souviendra sans doute de son mandat comme du moment où le monde a basculé du paradigme unipolaire vers le paradigme de la compétition entre puissances ».
Restaurer l’ancien paradigme n’ira pas de soi. Jean Pisani-Ferry est de ceux qui expriment leurs doutes. « En dépit de toutes ses aberrations, estime-t-il, la présidence Trump peut être vue comme l’indice d’une réaction plus profonde des États-Unis à un changement dans la répartition du pouvoir économique mondial, et comme le symptôme d’un rejet par le peuple américain des responsabilités internationales que leur pays a assumées pendant trois quarts de siècle ». Joe Biden ne sera peut-être pas tout-à-fait l’anti-Trump qu’il prétend être. Même s’il ne va pas aussi loin qu’il l’annonce dans le retournement de la politique américaine, on attend au moins de lui un changement de style et de méthode, ce qui est déjà beaucoup en diplomatie.
Thomas Ferenczi