Formellement, le référendum organisé le dimanche 27 juin par le gouvernement provisoire du Kirghizstan a été un succès. Non seulement la réforme institutionnelle prévoyant une évolution du régime vers un système parlementaire a été adoptée à une large majorité, mais la participation s’est élevée à 70%, alors que le sud du pays ne s’était pas encore relevé des affrontements entre Kirghizes et Ouzbeks, qui ont fait des milliers de morts au milieu du mois de juin. Le nombre des victimes va de 400 à 4000, selon les estimations, et le nombre des personnes déplacées s’élèverait à 400 000 (pour une population totale de 2,5 millions).
Les observateurs sur place dans la ville d’Och, où la moitié de la population est d’origine ouzbèke, ont assisté aux affrontements entre Kirghizes, dont beaucoup descendus des montagnes environnantes, et Ouzbeks, ou à leurs résultats : maisons détruites, commerces brûlés, familles décimées, réfugiés fuyant vers l’Ouzbékistan voisin… Certains ont parlé de véritables pogromes anti-ouzbèks. L’enquête sur les exactions a été confiée aux forces de l’ordre à composante majoritaire kirghize alors qu’elles sont accusées d’avoir participé à la chasse aux Ouzbèks. La présidente par intérim, Rosa Otoumbaïeva, a visité la région d’Och après les massacres mais elle n’a pas osé s’entretenir avec des familles de victimes ouzbèkes de peur d’être critiquée par la majorité kirghize…
Tulipes et mafias
La composante ethnique des événements ne fait guère de doute. Mais l’ethnicité est la forme du conflit, pas son origine, expliquent les chercheurs familiers de la région. Les différences ethniques ont été instrumentalisées par des groupes politico-mafieux dont l’objectif est de déstabiliser le Kirghizstan, après les divers changements de pouvoir qui ont eu lieu depuis la fin de l’URSS et l’indépendance en 1991.
Le premier président, Askar Akaiev, était un dissident de l’ère soviétique. Il a tenté de briser le carcan ethnique du pays, hérité du pouvoir communiste. Dans les années 1920, Moscou avait créé des nations ethniques, promues au rang de « nationalités », et leur avait attribué un territoire. Ainsi est né ce qu’on appelait alors la Kirghizie, dans les frontières de 1936 qui organisaient la présence de groupes minoritaires dans toutes les républiques d’Asie centrale. Outre le fait que la géographie ne permettait pas toujours de créer des républiques homogènes, la présence de minorités apparaissait pour le pouvoir stalinien comme le meilleur rempart contre le « nationalisme », c’est-à-dire contre la revendication d’un droit à la sécession que reconnaissait formellement par ailleurs la Constitution soviétique. A travers l’éducation et les médias, le pouvoir entretenait le caractère ethnique de ses minorités au sein du melting pot communiste. Akaiev s’est attaqué à ce système mais en lui opposant un discours « nationaliste » kirghize, qui a été compris par la minorité ouzbèke (un peu moins d’un tiers de la population totale) comme une atteinte à son identité.
En 2005, a eu lieu à Bichkek, la capitale du Kirghizstan, une révolution de couleur, dite « révolution des tulipes », sur le modèle de la révolution des roses en Géorgie et de la révolution orange en Ukraine. Il est vite apparu que la démocratie promise par le nouveau président, Kourmanbek Bakiev, n’était qu’un leurre et la révolution des tulipes un moyen de redistribuer les prébendes politiques et économiques entre groupes mafieux rivaux. Transcendant les différences ethniques, ces groupes mafieux sont composés indifféremment d’Ouzbeks et de Kirghizes.
En avril de cette année, des manifestants ont protesté dans la capitale contre les méthodes antidémocratiques de Bakiev. Le président a fait tirer sur la foule, provoquant à son endroit un mouvement de rejet encore plus fort, qui l’a chassé du pouvoir. Il a été remplacé par Rosa Otoumbaïeva, qui avait été un temps sa ministre des affaires étrangères.
L’hypothèse des experts est que les violences qui ont eu lieu dans le sud, dans la vallée de Ferghana et la ville d’Och, sont liées a une nouvelle redistribution des pouvoirs après la destitution de Bakiev. Le président déchu s’est d’abord réfugié dans son fief du sud, avant de s’exiler en Biélorussie. Quelques jours avant le début des affrontements entre Kirghizes et Ouzbeks, un mafieux – ouzbek —, allié de Bakiev, avait été assassiné. Le 10 juin, les massacres ont commencé après une bagarre entre jeunes, comme il y en avait beaucoup. Mais cette fois, la violence a été attisée par des groupes organisés, souvent descendus de la montagne où vivent les Kirghizes. Ils ont pillé les armureries des casernes, sans doute avec la complicité des forces de l’ordre. Des snipers se sont installés au-dessus de la ville d’Och, pour tirer sur les passants sans distinction d’origine.
Captation des ressources
Le gouvernement provisoire de Rosa Otoumbaïeva est apparu trop faible. Il a hésité à employer la force pour mettre fin aux désordres, peut-être pour ne pas se comporter comme Bakiev quelques mois plus tôt face aux manifestants. L’armée à dominante kirghize n’était pas disposée à obéir aux ordres de la présidente par intérim, qui a cherché une porte de sortie institutionnelle avec le référendum du 27 juin maintenu contre vents et marées. Le nouveau pouvoir donne l’impression d’être constitué d’une élite intellectuelle, sans attache particulière avec un clan économique, comme l’étaient ses prédécesseurs, ce qui laisse dubitatif sur ses chances de survie.
L’économie du Kirghizstan n’est pas fondée sur la production locale mais sur la captation des ressources extérieures, l’aide internationale – le Kirghizstan est le pays le plus aidé de la région et ses dirigeants tirent un profit direct de la présence de bases américaine à Manas et russe à Kant —, la revente des produits chinois qui arrivent en masse de l’autre côté de la frontière, l’argent des émigrés en Russie et le trafic de drogue depuis l’Afghanistan qui passe justement par la vallée de Ferghana.
C’est le partage de cette manne qui est l’enjeu des luttes de pouvoir et le vrai élément déclencheur des massacres « ethniques ».